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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

d’une faiblesse. Revenu à lui, il interrogeait les visages défaits. Marcelle et Rose avaient les yeux rouges. Sa mère ne marquait pas toute l’ivresse qu’il aurait cru. — Vous nous cachez quelque chose ! dit Marie. Alors Mme  Réal, tandis que Rose, secouée de spasmes nerveux, sanglotait, dit la vérité. Grand’mère Marceline, après le départ de Marie, avait, dans un moment de lucidité, compris que son vieux Jean l’avait devancée. Insensiblement, aussitôt, elle avait baissé, en deux jours s’était éteinte. Elle le suivait dans la mort comme elle l’avait accompagné dans la vie. Et, si triste que cela fût, c’était presque heureux. Ils étaient partis ensemble, ils ne se quittaient pas.

Quand, le lendemain, Eugène s’éveilla, dans la chambre tendue de cretonne claire, au grêle tintement de la pendule de Saxe, il reprit conscience des choses et de lui-même. Un reflet de soleil égayait les bronzes dorés du chiffonnier ancien. Marie, étendue près de lui, dormait, fraîche comme une fleur. Et, pensant à la mystérieuse existence qui reposait en elle, à l’enfant qui avec le printemps naîtrait, Eugène, soulevé d’un instinct de vivre, assoiffé d’air pur et d’oubli, salua du fond de son accablement le matin gris, le rayon pâle.

XXII

Ce jour-là, le 24 janvier, Louis, au bureau télégraphique de Besançon, où, dès son arrivée, après la retraite de la Lisaine, il avait, en compagnie de Sangbœuf, de Guyonet et du reste de la mission, renforcé le personnel, enregistrait une longue dépêche de Freycinet. Courbaturé de tous les membres, rongé d’une bronchite prise depuis Villersexel, il ne s’en obstinait que plus à son poste, craignant, s’il perdait pied, de se trouver noyé dans l’armée en détresse. Les mains sans force, il suivait, sur le déroulement de la bande bleue, l’impression du télégramme. Le délégué à la Guerre reprochait à Bourbaki la lenteur de ses manœuvres, le sommait de reconquérir ses communications perdues, d’entamer sans retard, par voie de terre, puisque le chemin de fer était maintenant coupé, la marche convenue sur Nevers. Louis, se souvenant des dépêches précédentes, dont l’une invitait Vourbaki, au lendemain de la Lisaine, à aller remporter une victoire à Chaumont, puis à pousser sur Châlons-sur-Marne, une autre à porter l’armée d’un coup de baguette, par voie ferrée, jusqu’à Nevers,