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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

n’avait plus qu’une pensée, ne pas la quitter, être là. Il sentait, à travers les côtes, le cœur en cage panteler, comme un oiseau qu’une main dure étouffe. Puis, sans qu’elle eût repris connaissance, lentement, lentement, les palpitations s’apaisèrent. Tout mouvement cessa. Le petit cœur fidèle n’était plus.

Quand le médecin arriva, avec Mme Thévenat qui, poursuivie par son anxiété, revenait d’elle-même, ils trouvèrent Martial à genoux, la tête dans les draps. Il sanglotait éperdu, stupide de saisissement. Il ne pouvait s’expliquer la soudaineté de la catastrophe, il n’y pouvait croire. Pourtant c’était ainsi. Il suffoquait, fou de chagrin. Il contemplait le visage rigide, les traits pétris encore d’une tristesse parlante. Il revoyait dans ses lignes familières, que maintenant la séparation de la mort lui montrait presque étrangères, la Nini d’autrefois, si charmante avec ses formes pures, son joli corps d’amoureuse, et cette gaieté de camarade, cette dévouée, profonde tendresse d’amie. Comme elle était bonne, avec quelle délicatesse courageuse elle avait partagé les mauvaises heures ! Jamais une plainte. Toujours c’était elle qui le réconfortait, oubliait privations et misères pour lui insuffler son humble énergie vaillante. Elle était pour lui l’âme du siège, l’image fine et nerveuse de la résistance. Jamais elle n’avait douté du succès final. C’était à travers sa grâce fière de Parisienne qu’il avait communié avec l’abnégation de la grande ville. Pauvre petite Nini, c’était de tout cela qu’elle était morte, d’avoir tant espéré, tant souffert. Usée à la peine, elle s’en allait, la partie perdue. Oui, c’était de cela, de cela surtout qu’elle était morte. Il entendait encore sa voix désolée d’enfant : « Alors on se rend ! c’est bien vrai ? » Lentement elle avait tourné la tête. Quelque chose s’était brisé en elle. Et, depuis ce moment, elle n’avait ni parlé ni souri.

Quand l’aube vint pâlir l’atelier, Mme Thévenat se leva du coin d’ombre où, discrètement, elle avait voulu veiller. Elle embrassa Martial, qui eut une nouvelle crise de larmes. Il n’était plus que révolte, devant cette vie sacrifiée, victime de la stupidité, de la barbarie des hommes et des choses. Une rage le soulevait contre tout, contre tous : les Prussiens, l’hiver, et ceux qui les avaient amenés jusqu’au gouffre, ceux qui, sans foi dans leur mission et dans l’héroïsme de Paris, étaient responsables de cette mort, de tant d’autres, avaient attendu passivement, en dépit de leurs fausses sorties, que le dernier morceau de pain fixât le dernier jour.