Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/298

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
294
REVUE DES DEUX MONDES.

l’Est en est exclu ! Comment qualifier un tel oubli, une aussi formidable légèreté ? Bismarck s’est soigneusement abstenu de le lui faire remarquer. Je m’y perds. Que va devenir cette malheureuse armée ? Il y avait pourtant là le général de Valdan, chef d’état-major de Vinoy, chargé des détails militaires. Comment n’a-t-il pas protesté ? Il est vrai qu’il remplaçait à l’improviste le général de Beaufort, clairvoyant, lui, jugé trop violent la veille par Bismarck !… Il frappa sur les manuscrits ouverts : — La leçon est terrible. Puisse-t-elle nous servir ! Malheur aux faibles ! On raconte que, le soir de la première entrevue, Favre parti, Bismarck, satisfait, s’est mis à siffler. Puis il aurait dit : « Hallali ! la chasse est faite. »

Martial, dans l’atelier, retrouvait Mme Thévenat inquiète. — La fièvre a monté, dit-elle à voix basse. Il se pencha sur Nini, qui, la tête en arrière, cheveux défaits, fermait les paupières dans une torpeur brûlante. — Ça ne va pas ? demanda-t-il. Elle murmura très bas : — Ce n’est rien. — Voulez-vous que je reste ? offrit Mme Thévenat. Il remerciait : sans doute elle allait s’endormir, il suffirait à la veiller. Quand il eut refermé la porte, il regretta d’avoir refusé. Nini haletait, comme obsédée, dans un cauchemar. Il lui fit boire une cuillerée de potion, tâta son pouls. Sur le poignet décharné, la veine saillante battait à coups précipités. Il eut peur, à la longue se rassura. Il l’avait déjà vue ainsi, du moins il se le persuadait. Du repos, et, demain, elle s’éveillerait mieux. Maintenant qu’il n’était plus question de guerre, que tout était fini, fini, elle allait pouvoir renaître, guérir. Deux heures passèrent ainsi. Comme elle gémissait, il l’appela : — Nini ! Elle releva les paupières, tourna vers lui un regard perdu. Une étrange expression de faiblesse s’imprimait aux creux de ses joues, détendait ses lèvres infiniment lasses. Il s’effara, eut l’idée du danger immédiat. Chercher du secours, appeler un médecin ? Non, c’était insensé ! Elle ne pouvait s’en aller ainsi, sans cause ! Elle allait si bien ce matin, elle avait sucé un peu de blanc de poulet. Au bout d’une demi-heure, l’angoisse le reprit. Il se rua chez les Louchard, supplia qu’on courût chercher le docteur. Et, tandis que la concierge y allait, il revint en courant. Elle somnolait toujours, avec un souffle oppressé. Il appela encore : — Nini ! pressa la main molle. Mais nul tressaillement ne répondit à son étreinte. Il s’abattit contre la chère épaule ; c’était l’agonie, maintenant il s’en rendait compte. Sans comprendre comment le malheur arrivait, il