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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

poing sous le nez du général : « Ne riez pas, au moins ! » Cinq cent mille hommes venaient de capituler devant deux cent mille. Six cent deux canons, treize cent soixante-deux pièces de rempart, cent soixante-dix-sept mille fusils, des milliers de quintaux de poudre et des millions de cartouches, sans compter trois cent mille obus, — d’un trait de plume, passaient au vainqueur.

Et c’est ce qu’on appelait un armistice « honorable, » des conditions « inespérées ! »

Mme  Thévenat, ce soir-là, relevait Martial. Il la laissa installée, ses aiguilles à tricoter aux doigts, dans le fauteuil Louis XIII, près du lit. Elle le renvoyait d’un sourire qui signifiait : Soyez tranquille, je suis là. Nini sommeillait, la fièvre revenue. Martial, en gagnant l’escalier, aperçut la loge éclairée, pleine de gens. Louchard gesticulait. Sûr à présent que sa précieuse vie ne serait plus exposée, il manifestait, depuis la lecture de l’Officiel, une indignation frénétique. Mme  Louchard, au contraire, toutes ses velléités belliqueuses refroidies, le suppliait de se calmer ; elle coulait vers le ruban rouge un regard enivré : il avait assez fait comme cela ! Au second, Martial heurta le fermier de Clamart, qui grogna, plié en deux sous un sac de pommes de terre, soigneusement dissimulé jusque-là, et devant lequel lui et sa tribu s’étaient serré le ventre. Il allait le porter à une boutique voisine, furieux d’avoir tant attendu, et d’y perdre, maintenant que les provisions réapparaissaient. Ce fut avec un recueillement mélancolique que, précédé par Thévenat, Martial pénétra dans le petit cabinet de travail où, depuis septembre, tant d’heures d’espoir et de doute, à guetter la délivrance,’s’étaient écoulées, devant la fenêtre d’où l’on scrutait l’horizon, au-dessus de la grande ville fourmillante. En ce coin familier, les livres, dans leurs reliures usées, s’étageaient, témoins pensans. Le Persée suspendait à son poing fermé la tête horrible de Méduse, dominant la table couverte de pages inachevées. Thévenat dit :

— Vous ne savez pas tout ! Hier soir, à Versailles, Favre, le traité signé, a demandé deux sauf-conduits, pour envoyer prévenir la Délégation. Bismarck lui a offert le télégraphe. Alors Favre désespéré, la main tremblante, a rédigé, sous le dur regard du chancelier, une dépêche à Gambetta. J’ai pu en lire la copie. Il notifie l’armistice, prescrit de le faire exécuter partout. Il omet seulement d’avertir que la suspension d’armes n’est pas applicable en province avant trois jours, et que, de toutes façons,