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se rendait pas compte ; la plupart ne croyaient qu’à un armistice pur et simple pour la capitale. Et voilà qu’une pusillanimité sans nom, un abus de pouvoir, — car le gouvernement de Paris, enfermé dans Paris, ne connaissant, ne voyant que Paris, n’avait pas le droit d’engager les provinces, — paralysait toute résistance ultérieure, arrêtait la guerre. Sauf dans les départemens de la Côte-d’Or, du Jura et du Doubs, où les opérations continuaient en même temps que le siège de Belfort, des lignes de démarcation, établies sur cartes prussiennes, avec des renseignemens prussiens, sanctionnaient la cupidité de l’envahisseur. Mais pourquoi cette étrange exception de l’armée de l’Est ? On voulait donc faire écraser entièrement Bourbaki, donner aux Allemands le temps de prendre Belfort ? L’ombre humiliante de la paix s’étendait, sur le répit de ces trois semaines desquelles allait naître l’Assemblée qui déciderait, sous le couteau, du sort trop certain de la patrie. Un article disait : « L’armée allemande ne franchira pas l’enceinte pendant la durée de l’armistice. » Oui, mais après ?

Cependant par toutes les portes, sous une pluie fine, durant des heures et des heures, ayant évacué les tranchées et les forts, l’armée convergeait. Le long des avenues, les rangs confus de la mobile et de la ligne se traînèrent ; une population silencieuse faisait la haie. Tournant le dos à ces avant-postes où, dans les villas désertes, ils avaient, pendant des mois, tiraillé, les fantassins comme hébétés par la longue inaction, montraient quelques vieilles figures énergiques parmi la foule des jeunes visages blêmes. Les mains sans armes ballaient. Un regret immense courait, devant le flot moutonnant, faisceau d’énergies dénouées qui eussent pu, lancées d’un jet dru, rompre l’infrangible cercle. Les marins à leur tour défilèrent. Pâles d’avoir dû abandonner leurs forts, canons intacts, soutes pleines, beaucoup pleuraient. Leur solide démarche, au pas et coude à coude, affirmait, avec les services rendus, tout ce dont eût été encore capable cette discipline à laquelle ils venaient de s’immoler. À cette vue, on ne pouvait s’empêcher de penser que d’innombrables munitions, un armement et un matériel prodigieux, tels que Sedan et Metz réunis ne l’égalaient pas, entraient à cette minute même aux mains de l’ennemi. Pour ne pas voir une telle honte, à Montrouge, un capitaine de frégate se faisait sauter la cervelle. Un matelot, quittant le bord, s’approchait de l’état-major bavarois, mettait le