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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

— Je cherche à m’expliquer, je ne comprends pas. Ils ont dû avoir peur, toujours peur de Paris. Peut-être ont-ils aussi craint de disparaître, rayés avec la ville, d’abdiquer leur pouvoir aux mains de Gambetta, reproche vivant ? Livrer la France ! Couper les bras de celui qui a su agir, remuer le sol, en tirer des armées, de celui qui se bat quand ils regardent, qui espère quand ils doutent ! Paris est grand. C’est le centre, le foyer de grâce et d’idées. Ce n’est pas tout. Dans chaque province palpite un cœur vivace. Il reste des bataillons, des canons, deux tiers du territoire, et, après les chemins creux, la montagne. On peut lutter en Vendée, lutter en Auvergne. Mais non, ils ont eu peur de Paris, de Paris qui les a nommés, qui les a maintenus, qui les hypnotise. En dehors de Paris, leur raison d’être, ils ne voient rien. Pour ne pas mécontenter la garde nationale en lui enlevant ses armes, ils sacrifient tout, font tomber celles du pays entier. Croiriez-vous que Bismarck, par trois fois, a dit à Favre : « Vous laissez ses armes à la garde nationale, vous faites une bêtise, vous le regretterez ! »

Et comme Martial, surpris d’entendre Thévenat parler ainsi, s’indignait : — Favre avait raison, pourquoi leur prendre leur fusil ? — l’historien répondait : — Vous, Martial, vous êtes sage. Mais que d’exaltés ! Croyez-moi, c’est de la folie que de leur laisser un tel jouet entre les doigts. La terreur d’une émeute a arrêté Favre : calcul dangereux, que de reculer pour mieux sauter. Une atmosphère de guerre civile pèse sur nous. Vous avez entendu Jacquenne. Le premier sang est versé, d’autre coulera ! Un jour bientôt, les fusils partiront seuls. Et c’est pour s’assurer un lendemain qu’ils croient tranquille, c’est pour signer la convention qui permettra à Paris de respirer, de manger, qu’on remet à plus tard le soin de régler le sort de l’armée de l’Est, la plus compromise, je le sais aujourd’hui. On s’accorde sur la démarcation qui préservera les autres. Et Bourbaki qui est menacé par deux armées, repoussé vers la Suisse, reste en dehors de l’armistice. Bismarck y tient : on en recausera ! Cela m’inquiète.

Martial, malgré son chagrin de la défaite, s’habituait à l’irrévocable. Puisque maintenant on n’y pouvait rien ! Et lui, d’habitude si confiant en Thévenat, le jugeait ce soir bien pessimiste. Sans songer que sans doute son père partagerait la révolte et l’indignation du vieillard, il ne pensait plus qu’au bon côté des choses : les souffrances de tant de malheureux étaient près de cesser. Lui-même trouverait de l’argent. Les vivres sauveurs