Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/291

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
287
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

prisons qui regorgent, la ligne et la mobile encore. À défaut de la mort, c’est la seule attitude digne d’une grande ville vaincue. En tombant, nous entraînerions notre vainqueur !

Triste soirée, où, de son clairvoyant regard, de sa parole ardente, l’historien illuminait les ténèbres de l’heure cruelle. Martial, aux mauvaises nouvelles, achevait de se décourager, voyait tout perdu, Nini condamnée.

Le lendemain fut long comme une agonie. Durant des heures, le bombardement soutint, accrut encore son intensité. Saint-Denis, sous les obus incendiaires, s’écroulait et flambait. Dans les forts, pas un abri intact. Chaque vaisseau de pierre avait ses avaries. À Montrouge, tout était défoncé, haché. Issy, Vanves, Bicêtre, Ivry, Nogent, Rosny, Noisy, Aubervilliers, la Double-Couronne, la Briche, les redoutes, debout malgré les courtines renversées, les embrasures démolies, continuaient à répondre. Avec une froide intrépidité, les marins relevaient les matériaux, réparaient les affûts, servaient les pièces. Fermes à leurs postes, enragés à l’idée de se rendre sans abordage, beaucoup parlaient de se faire sauter. Sur la ville abattue, pleine d’une rage silencieuse, pleuvait l’énorme grêle. Il semblait qu’avant de s’élargir, le cercle impitoyable voulût se river à fond ; on ne faisait pas grâce d’un obus, comme si tant de barbarie pouvait hâter les dernières minutes.

Nini se trouvant plus mal, Martial n’avait pas voulu la quitter, aller s’informer, se retremper chez Thévenat. Assis près du lit, tenant dans ses mains la menotte en feu, il contemplait, avec une tendresse qui se forçait à sourire, le fin visage ravagé. Tous deux s’écoutaient penser, lui regardant maintenant, dans l’ombre de l’atelier, les formes confuses des maquettes et des statues poussiéreuses, ébauches où, à l’image de sa maîtresse, la vie avait un instant frémi, et d’où, avec le froid, l’abandon des heures d’impuissance, elle s’était depuis longtemps retirée ; elle, à un de ces momens où la pleurésie la laissait rompue, mais lucide, suivant sur la face de son ami l’émotion de l’artiste en détresse. Elle lui serra les mains.

— Le mauvais temps passera. Quelles belles choses tu feras, mon chéri ! Je redeviendrai jolie. Tu verras les Andromèdes, toutes les gentilles petites nymphes que je te poserai !

À cette idée, son teint se colorait de rose. Elle reprenait une apparence de santé. Mais, au lieu de se réjouir, Martial, saisi d’une