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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Nini, elle raconta l’extraordinaire nouvelle qu’elle venait d’apprendre. Louchard avait la croix ! Oui, sa bravoure à Buzenval… Martial qui, sans connaître la vérité, l’histoire du tonneau de lard, doutait fort de l’héroïsme du sire, sursauta : — Non ! pas possible ! Après ça, on avait vu des nominations si stupéfiantes !

On décorait toujours, à tour de bras ; du ruban au grand cordon, l’aunage ne coûtait rien. La longue défaite créait plus de légionnaires que la plus éclatante campagne. — Dépêchez-vous, si vous voulez l’apercevoir. Il part fêter sa gloire.

Martial baisait la main de Mme Thévenat, les cheveux fins de Nini, — elle avait la peau brûlante. Devant la loge, sous la lampe dont sa femme, ivre d’orgueil, haussait la clarté, Louchard modeste, le bras encore en écharpe, coulait un regard satisfait sur son ruban rouge, au bout duquel une croix prêtée, — en attendant la neuve, — étalait l’ironie du profil napoléonien. Le farouche « démocsoc » n’y regardait pas de si près, daignant pour cette fois porter « Badinguet » sur son cœur. À deux ou trois frères et amis enthousiasmés par ses hauts faits il souriait avec dignité, négligeait de révéler à quelles basses et audacieuses démarches il devait cette distinction qu’un vrai blessé, un Delourmel, n’aurait pas.

Dans son petit cabinet de travail, Thévenat, en proie à une douleur pensive, faisait entrer Martial, lui demandait des nouvelles de Nini, puis très vite :

— Favre, hier et avant-hier, est allé à Versailles. On avait raison de parler de sonneries à Sèvres, de parlementaires. Il est parti au soir, dans un ancien coupé de Napoléon, avec un cocher, deux postières des écuries impériales. Quelle logique du destin fait apparaître, au moment du règlement des comptes, l’ombre de l’homme néfaste qui, jusqu’au bout, nous conduit à notre perte ! Car vous ne savez pas ! Le premier mot de Bismarck à Favre a été pour lui opposer le fantôme : « Vous arrivez trop tard, lui a-t-il dit, nous avons traité avec votre Empereur ! » Mensonge impudent ! Car aussitôt il a ajouté : « Comme vous ne pouvez ni ne voulez vous engager pour la France, vous comprendrez sans peine que nous cherchions le moyen le plus efficace de terminer la guerre. » Favre s’est enferré, gobant l’hameçon. Il était entendu, de concert avec le gouvernement, qu’on tenterait d’obtenir l’armistice, c’est-à-dire la capitulation pour Paris seul. C’est déjà joli, n’est-ce pas ? Paris, rien que ça ! Quand j’y pense ! Ah ! ces hommes à qui nous avons tout donné, notre dévoue-