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blonde d’en face le fusil de son homme, qui est à l’hôpital, une jambe de moins. El là-dessus, messieurs et dames, il faut vous rendre ! Croyez-vous que ce n’est pas à sauter sur le chassepot, et à aller tirer avec, contre les canons prussiens, pour se faire tuer ?

Son accent de gavroche avait quelque chose de si déchirant que les deux hommes, qui se regardaient, détournèrent les yeux. Martial l’enlaçait, l’étendait doucement, épuisée.

Les journaux, le 25, augmentaient la colère et l’abattement de Paris. On commentait la triple et démoralisante nouvelle, de source allemande : à Laval, déroute de Chanzy ; sous Belfort, échec et retraite de Bourbaki ; à Saint-Quentin, mise hors de lutte de Faidherbe. Les trois armées de la Loire, de l’Est et du Nord définitivement brisées, rejetées loin de la capitale. Pour comble, les derniers vivres sur le point de manquer, demain peut-être sans pain. Et les bruits grossissans de négociations secrètes, le spectre de l’armistice imminent, derrière lequel on voit déjà la capitulation certaine, l’entrée allemande profanant les rues, les casques à pointe sous l’Arc de triomphe. Certains affirmaient que Jules Favre, en ce moment même, était à Versailles, où, depuis deux jours, il se rendait, — pour quoi faire ? — auprès de Bismarck. D’autres prétendaient qu’il était en train d’assister à une séance du gouvernement et qu’on lui donnait pleins pouvoirs pour traiter. Des rumeurs d alarme couraient : annonce de troubles révolutionnaires, suicide de Gambetta, révolte de la ligne et de la mobile. Le bombardement redoublait de violence. La foule, lasse, errait par les rues vides. Sur le boulevard, des canons et des voitures de munitions roulaient, comme pour rappeler les arsenaux pleins. Des gardes nationaux s’obstinaient à l’espoir d’une sortie suprême. Un ciel livide fondait en neige sur le pavé gluant, les trottoirs de boue, la Seine noirâtre.

Après une journée de spleen indicible, usée à courir dix maisons d’éditeurs d’art et d’amis pour se procurer un peu d’argent, car les trente sous de la solde n’étaient qu’une bouchée, Martial était rentré, apportant du chocolat et des œufs, seuls alimens que l’estomac de Nini supportât. Lui-même venait de dîner en trempant d’eau-de-vie l’indigeste pain qui, sec, pesait aux entrailles autant que plomb. Un heurt léger à la porte. C’était Mme Thévenat ; affectueusement, elle venait le relayer près de Nini.

— Jules a des choses à vous dire, fit-elle avec tristesse.

Puis, voulant ramener un sourire sur les lèvres blêmes de