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sous le hangar, l’embrassait : — « Mon pauvre enfant, comme je suis content de te revoir ! — Alors devant l’émotion paternelle du vieillard, le cœur d’Henri s’ouvrit, sa haine était tombée, il fondit en larmes. — Tu as bien souffert ? demanda M. Du Breuil, en l’enveloppant d’un regard de pitié. — Ce n’est pas cela, dit Henri. C’est que j’ai cru que vous ne vouliez pas de moi, que vous m’aviez écarté exprès… Les autres se sont battus, et moi…Touché, M. Du Breuil réfléchit un moment. Puis avec une malice dont Henri perçut la bonté délicate : — Il n’y a pas de ma faute ! À la guerre, vois-tu, on peut se perdre. Tout est bien quand on se retrouve. Ton pied est guéri : tu ne me quitteras plus. Il jeta un regard de satisfaction sur Rombart, qui lui ramenait son neveu sauf et ses cantines intactes. Enfin il allait pouvoir changer de linge ! La nuit s’était faite. Et, comme on n’avançait plus, le bataillon campa sur place. Ce soir-là, Henri dîna, avec son oncle, d’une soupe au cheval, et, son odyssée racontée, alla, muni d’argent et d’une chemise de flanelle, sortie des cantines, rejoindre Rombart et se déshabiller, dans une chambre, pour la première fois depuis Chalon. Il était couvert de poux.

Le lendemain ce fut une ivresse pour Henri que de reprendre sa place dans le rang. Comme on était peu ! la compagnie, de cent cinquante, était tombée à soixante-sept. Un très vieux sous-lieutenant, ancien gendarme, et un capitaine imberbe, collégien admissible à Saint-Cyr, les dirigeaient. Henri avait peine à reconnaître ces figures creuses qui ne le reconnaissaient pas non plus. Il attribua d’abord cet accueil à une méfiance ; sans doute les camarades le prenaient pour un carottier, qui arrivait, le danger passé. Mais non, c’était seulement la plus morne indifférence ; ils pensaient bien à lui ! Le ciel pouvait tomber, tout leur était égal, hormis la satisfaction bestiale : se chauffer, manger, dormir. Et cela le désenchanta. Trois jours passèrent : on ne se mettait que tard en route, jamais on n’arrivait à l’étape. Toujours du monde devant soi, des trains de voitures, qui coupaient les colonnes. Alors, sur des kilomètres, les feux s’allumaient. Puis on repartait, et de nouveau c’était le piétinement, des pauses, les feux encore. Les distributions manquaient. Les villages, bondés de typhiques jaunes, de varioleux aux mains enflées, étaient saccagés vingt fois de suite sans relâche. On arrachait portes et charpentes pour les brûler. Au bruit des engagemens d’arrière-garde, on tournait la tête, on pressait le pas. Et tandis qu’Henri se dé-