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la rivalité et la jalousie soient à ce point même, chez les meilleurs, de mauvaises conseillères ?

Quoi qu’il en soit, délaissé et se croyant trahi par son collègue, l’agent français se trouvait livré à la plus douloureuse perplexité. Tout le poids d’une crise chaque jour plus intense retombait sur lui seul. La politique, en temps de révolution, se fait volontiers dans la rue : c’était dans la rue aussi qu’il avait à subir les malédictions dont le fanatisme du patriotisme belge abreuvait la France. Il lui arriva plus d’une fois d’être insulté en traversant les quartiers populeux, ou d’avoir, dans les cafés ou les lieux publics, à relever des propos injurieux, tenus à haute voix et à portée d’être entendus, contre le roi qu’il représentait, contre l’ambassadeur et la Conférence dont il tenait son mandat. Difficile à supporter pour tout le monde, cette position était particulièrement intolérable pour le tempérament d’une ardeur toute particulière dont cet agent était animé.

M. Bresson, en effet, dont le nom devra figurer dans l’histoire, tant à cause de sa rare distinction que des circonstances graves auxquelles, dans la fin de sa carrière, il s’est trouvé mêlé, était loin d’être un diplomate ordinaire. J’ai eu l’avantage de le connaître personnellement, étant attaché, plusieurs années plus tard, en qualité de secrétaire, à l’ambassade qu’il dut gérer en Espagne, et où il déploya dans leur plénitude les qualités dont, tout jeune encore, il faisait la première épreuve à Bruxelles. Je saisis d’autant plus volontiers cette occasion de lui rendre justice que nos relations, je le confesse, de supérieur à inférieur, furent plus d’une fois troublées par la faute, soit de mon humeur trop peu docile, soit de la sienne, mobile et peu endurante. Mais ces orages passagers, qui, en définitive, n’ont rien ôté, j’espère, à notre estime réciproque, ne m’ont jamais empêché de reconnaître la sûreté de son coup d’œil, sa connaissance perspicace des hommes avec qui il avait à traiter, et l’ascendant qu’il savait prendre sur eux. Il est surtout un mérite que j’étais en mesure d’apprécier plus que tout autre et qui devait rendre son concours infiniment précieux pour ses chefs : c’était le talent de rendre compte par un trait net et sûr de la situation la plus complexe et d’en tracer le tableau vivant. Je ne puis oublier les nuits que nous passions à la chancellerie de Madrid la veille d’un départ du courrier de France, recevant de notre ambassadeur des feuilles écrites au courant de la plume, sans surcharge ni rature, dont l’encre était