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La canonnière l’Hirondelle nous ramenait à Boma, franchissant cette fois à toute vitesse le tourbillonnant « Chaudron d’enfer ; » et, pour compléter notre tournée, le Gouverneur général voulut, avant mon départ, me faire les honneurs de Shinkakasa. Dominant Boma, destiné à servir de porte-respect à la capitale de l’État, c’est un fort très important à coupoles blindées qui abritent des pièces de 16 centimètres, d’une portée de 8 000 mètres. Magasins, couloirs, casemates sont bétonnés ; fossés et ouvrages avancés sont taillés dans le roc. De nombreuses équipes d’ouvriers et de soldats y travaillent encore, mais l’outil déjà est prêt à servir et donne une singulière vision, dans ce pays tout neuf, d’une silhouette précise et moderne de fortification dernier modèle. Affirmation positive et guerrière des droits du Roi-Souverain sur cet empire qu’il vient de fonder, ce fort me faisait l’effet d’un sceau royal marquant fièrement l’œuvre du conquérant civilisateur.


Me voici retournant en Europe après avoir passé cinq semaines beaucoup trop courtes à visiter cet État Indépendant, la création de notre Roi, la colonie future (il faut du moins l’espérer) de la Belgique, qui y a apporté déjà un peu de son sang, et du meilleur, pas mal de ses capitaux et non les plus aventureux. En ce qui concerne l’œuvre royale, je puis dire ceci : à chaque pas en avant, où se révélait cette organisation forte, sûre d’elle-même, j’aimais à reconnaître la volonté de celui dont tous là-bas prononcent le nom avec cette confiance qui fait accomplir de grandes choses. Je n’oublie pas que de temps à autre, il se commet, qu’il se commettra encore des excès : violences contre les noirs, dénis de justice, abus de pouvoir, que sais-je ! Ce n’est que trop humain, et on ne doit pas s’attendre à ne rencontrer que des âmes d’élite parmi ces 1 600 blancs noyés dans une population de 40 ou 50 millions de noirs. Comment arriver à maintenir, sans aucune défaillance, des hommes parfois excités par trop d’indépendance ou débilités par un climat trop énervant ? Eh bien ! quand il y a des abus commis, on les redresse ; quand on peut les réparer, on les répare ; quand il faut les punir, on les punit ; et même, quand on parvient à les cacher, tout en les arrêtant, on les cache. Je ne sache pas qu’un chef d’armée agisse autrement en campagne, et cette conquête rapide de la civilisation sur la barbarie peut bien bénéficier des mêmes immunités.