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tard une autre sonate, admirable non plus de passion, mais de sérénité, comme s’il n’osait pas découvrir à la jeune fille elle-même les ardeurs et les violences de son amour.

Quant à la sonate dédiée à Juliette, elle n’a de commun avec celle que Mozart dédiait jadis à la petite Rose, que le nom du sentiment qui les a toutes deux inspirées. L’une, aurait dit Stendhal, est le chef-d’œuvre de l’amour-goût ; l’autre, celui de l’amour-passion. Pour exquis que soit Mozart, il parait ici, auprès de Beethoven, frivole et sans profondeur. Il regarde, sourit et passe ; Beethoven contemple, et sérieux, tragique, il s’attache et demeure. La vivacité du premier allegro de Mozart a quelque chose d’éphémère ; il y a de l’éternité dans le morne adagio de Beethoven, dans la monotonie des arpèges, dans le glas de ces notes funèbres. Rien ici ne court, n’effleure ni ne sautille ; tout est lié, tout est lent, tout est profond. Oh ! l’étrange déclaration et l’austère aveu d’amour ! Il semble qu’en ce peu de pages, toute la tristesse, toute la tendresse humaine s’offre, pour être partagée et consolée, dans l’offrande d’un seul cœur, assez vaste pour la contenir. Mais cette sublime offrande, l’enfant ignorante et cruelle ne l’a point acceptée, ou seulement comprise. Il lui disait comme Tristan : « Veux-tu me suivre en mon pays, mystérieux et triste, où ne luit point le soleil ? » et Juliette, moins fidèle qu’Iseult, a trahi le héros glorieux et sombre. En 1803, quelques mois après la dédicace qui la faisait immortelle, la jeune fille qu’avait aimée le plus grand des musiciens, et l’un des plus grands parmi les hommes, épousait un petit gentilhomme (et un musicien encore ! ), un compositeur de ballets, le comte de Gallenberg. Près de vingt ans plus tard, après avoir habité l’Italie, ce couple médiocre revenait à Vienne. Beethoven le sut et sur un de ses carnets de conversation on peut lire ce dialogue : « SCHINDLER : Pardonnez-leur, Seigneur, car ils ne savent ce qu’ils font. Est-ce qu’il y a longtemps qu’elle est mariée avec le comte de Gallenberg ? Mme la comtesse était-elle riche ? Elle a une belle figure jusqu’ici. — BEETHOVEN : Elle est née Guicciardi. Elle était l’épouse de lui avant son voyage en Italie. Arrivée à Vienne, elle cherchait moi pleurant, mais je la méprisais[1]. » La sonate en ut dièze mineur ne comporte en réalité que deux parties : l’adagio et le finale ; le scherzo du milieu compte à peine.

  1. Cité par V. Wilder dans son Beethoven.