Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/117

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à l’unité et l’établissement ; elle est préétablie dans la sonate pour piano. Un seul instrument, un seul interprète, et cet interprète, nous pouvons l’être nous-mêmes. Alors, comme nous le disions plus haut, il n’est pas jusqu’à cette solitude qui ne nous enchante. Alors nous nous flattons d’être de ceux pour qui les Beethoven ou les Mozart écrivaient, lorsqu’ils écrivaient pour eux et pour leurs amis.

C’est à ses amis que Beethoven a dédié ses sonates, et, si deux ou trois d’entre elles seulement portent un titre, presque toutes portent un nom. Noms illustres par eux-mêmes, ou que de telles dédicaces ont suffi pour illustrer ; noms de grands seigneurs ou de nobles femmes ; noms de toutes les amitiés de Beethoven et de toutes ses amours. Le premier de ces noms est le plus humble et le plus glorieux : « Trois sonates op. 2, pour le clavecin piano forte, composées et dédiées à M. Joseph Haydn, docteur en musique, par Louis van Beethoven. » Dans ces appellations de « Monsieur » et de « docteur, » on a soupçonné quelque ironie. On a prétendu que Beethoven, qui fut à seize ans l’élève de Haydn, se serait plaint, — ou vanté, — d’avoir pris de lui des leçons, mais de n’en avoir rien appris. Je ne sais ; mais de tels propos, fussent-ils établis, ne sauraient prévaloir contre un pareil hommage, et ce n’est pas sans respect, sans admiration, ni peut-être même sans gratitude, que Beethoven a nommé le premier, en tête de son œuvre, avant les princes et les archiducs, le fils du charron de Rohrau.

Quand Beethoven arriva à Vienne en 1792, il avait seize ans. Mozart était mort l’année précédente. Haydn, plus que sexagénaire, était au comble de sa renommée. Le jeune inconnu venait recueillir la gloire de l’un et partager celle de l’autre. C’est l’immortel honneur de l’aristocratie viennoise, au moins de quelques-uns des siens, qu’ils aient protégé les trois maîtres, et que « les grandeurs de la chair » aient étendu sur celles de l’esprit leur puissant et précieux patronage.

Encore une fois, les premiers noms de l’Autriche sont gravés au frontispice des sonates de Beethoven. Trois d’entre elles (et sublimes) sont dédiées à l’archiduc Rodolphe, dont l’affection, le dévouement et, dit-on, le talent, méritaient cet hommage. D’autres furent offertes à de jeunes femmes, on signe de sympathie, de reconnaissance ou d’amour : à la comtesse Babette Keglevich, à la princesse Liechtenstein, à la baronne Ertmann, à l’infidèle