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M. Viviani, ou de M. Millerand, mais non pas de M. Jules Guesde. Les anciens lutteurs, qui avaient longtemps semé dans la classe ouvrière la parole socialiste, et qui attendaient patiemment, mais avec une confiance admirable, que la moisson levât, se voyaient devancés, distancés, remplacés par une équipe toute neuve, composée d’orateurs fougueux ou habiles, d’écrivains lus en dehors des cénacles, de jurisconsultes subtils ou retors, de normaliens, d’ingénieurs, enfin de toutes les variétés d’intellectuels, sans parler de quelques gens plus pratiques. Devant cette armée envahissante, qui sentait sa supériorité et ne mettait peut-être pas beaucoup de discrétion à la faire sentir, les vieux socialistes ont eu un mot de colère et de mépris. Bourgeois ! se sont-ils écriés, et ils n’avaient pas tort. Se voyant menacés dans la direction du parti, et déjà même dépossédés ; ne reconnaissant plus leurs méthodes ni leurs procédés dans ceux qu’ils voyaient employer ; défians et hargneux, ils ont conclu à la trahison. Que devenait la lutte des classes, si l’on s’entendait avec la classe ennemie ? On voulait la duper, sans doute ; mais ne risquait-on pas d’être dupe à son tour ? Fallait-il renoncer aux grands espoirs révolutionnaires, désavouer le recours à la force et s’amoindrir aux proportions de ce lit de Procuste qu’on appelle la légalité ? De pareilles perspectives révoltaient M. Jules Guesde : il y voyait la ruine de son parti dans sa déchéance personnelle. Son esprit s’est révolté ; son cœur a éclaté.

Lorsque, par l’inexplicable caprice de M. Waldeck-Rousseau, M. Millerand est devenu ministre du Commerce, un événement aussi inattendu a mis le feu aux poudres. Chacune des deux fractions du parti socialiste a pu y voir la justification de ses espérances ou de ses craintes. La fraction parlementaire, même dans ses rêves les plus complaisans, n’avait pas imaginé qu’elle était si près du pouvoir ; et la fraction révolutionnaire n’avait pas cru davantage que des amis de la veille rompraient avec des traditions vénérables dès la première invite qui leur serait faite sous la forme d’un portefeuille ministériel. Les uns exultaient et criaient victoire ; les autres rougissaient et parlaient de honte et de capitulation. Toutefois, la force du fait accompli s’imposait à tous, et nul ne songeait à obliger M. Millerand à donner sa démission. On s’était tiré d’affaire, dans le Congrès national de l’année dernière, en laissant au passé ce qui lui appartenait, et en légiférant pour l’avenir. On avait décidé que — désormais — un socialiste ne pourrait entrer ou rester au ministère qu’avec le consentement formel de son parti. Le Congrès international de l’autre jour a dit, assez vaguement d’ailleurs, quelque chose d’analogue. Mais