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s’essayer à un art qui était encore un art de décadence, raffiné et subtil, mais qui différait singulièrement de celui dont il s’était d’abord inspiré. Aujourd’hui, en effet, nous assistons, une fois de plus, à un phénomène dont le retour est fréquent dans l’histoire de notre littérature. Chaque fois que nos poètes veulent descendre des nuages et reprendre pied, ils se souviennent des Grecs, et particulièrement des Alexandrins plus près de nous et plus faciles à imiter. Comme au XVIe siècle avec les poètes de la Pléiade, comme au XVIIIe avec André Chénier, comme au XIXe avec Leconte de Lisle, quoique celui-ci eût plus de goût pour les vrais et grands maîtres, nous revenons à Théocrite et aux écrivains de l’Anthologie. Après l’envolée dans le vague où nous ont entraînés les symbolistes, leur art nous plaît justement par ce qu’il a de précis et de curieusement réaliste. Souhaitons seulement que nos poètes apprennent à goûter, à travers les œuvres des Alexandrins, celles qui leur servirent de modèles et que, remontant le cours des âges, ils reviennent de l’extrême raffinement à la simplicité classique.

C’est ainsi qu’à travers les différens recueils que nous venons de feuilleter, nous avons pu voir passer les courans qui ont, en ces dernières années, traversé notre poésie. Cela seul suffirait à prouver que l’œuvre des bons ouvriers de vers n’est pas une œuvre inutile. Ils servent à entretenir le culte des œuvres antérieures, ils rendent possible l’œuvre des poètes qui viendront après eux. Ils empêchent que la chaîne ne se rompe. Ils maintiennent une tradition. Grâce à eux, nous conservons le goût de la parole cadencée, nous continuons de faire sur les mots un travail que rien ne remplace, nous découvrons de nouvelles combinaisons de rythmes, des sonorités et des harmonies nouvelles. Grâce à eux la poésie, au lieu de se figer dans des moules désormais dénués de toute vertu plastique, s’ingénie, se transforme, garde la souplesse et l’aptitude à la vie. Et si, peut-être, ils n’ont eux-mêmes apporté qu’une modeste contribution à notre trésor poétique, grâce à eux, le poète de demain trouvera à sa disposition l’instrument préparé et accordé par eux pour celui qui doit en éveiller l’âme.


RENÉ DOUMIC.