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« honnêtes gens » va chaque jour se raréfiant, et le poète en est presque réduit à n’avoir que ses pairs pour lecteurs. Quelques-uns dont l’originalité était vigoureuse et qui ont su faire entendre une note nouvelle auront leur revanche auprès de la postérité ; mais les autres, les plus nombreux, qui peut-être ont eu leur quart d’heure d’inspiration, que peuvent-ils espérer ? Que deux ou trois pièces d’un joli tour prennent place dans les anthologies, où on les lira sans faire attention à la signature de l’auteur devenu presque anonyme. C’est pourquoi il faut se hâter de tresser une couronne à ceux qui s’en vont, et dont l’image aura si tôt fait de perdre, en s’effaçant, tout signe individuel. Et c’est un devoir facile à remplir dans cette Revue où l’on s’est toujours empressé d’accueillir et de tirer de la foule les meilleurs ouvriers de vers.


Trois poètes viennent de disparaître en quelques jours. Ils étaient aussi différens qu’il est possible, par l’âge, par l’humeur et par les tendances. Et, si le hasard réunit leurs noms, il serait d’ailleurs absurde d’établir entre eux aucune espèce de rapprochement.

Louis Ratisbonne, à vrai dire, eût à peine accepté qu’on le traitât de poète, et il prétendait seulement à être un lettré, amateur de poésie. Il avait donné de la Divine Comédie une traduction en vers qui suivait l’original tercet par tercet. Il ne s’abusait pas sur la valeur de ces sortes de tours de force. Un poète ne peut traduire un autre poète : il ne peut que l’imiter, à la manière dont les poètes latins ont imité les grecs, et nos classiques les poètes grecs et latins. Pour rester poétique, une traduction en vers doit être très libre. En donnant du texte de Dante une traduction presque littérale, Louis Ratisbonne avait surtout voulu témoigner de son admiration pour le génie du maitre italien, et vivre avec lui dans une étroite intimité. De même en écrivant sa Comédie enfantine, il ne se faisait pas l’illusion qu’il allât enrichir de quelques perles notre écrin poétique. Des pièces faites pour être dites par les enfans, et pour que les enfans en les disant les comprennent, ne sauraient avoir aucun caractère littéraire. Faire parler les enfans, exprimer leurs idées naissantes et leurs sentimens à peine ébauchés avec des mots chargés de notre expérience et qui les déforment, c’est une entreprise condamnée d’avance. Avec leur puérilité étudiée, les auteurs de livres enfantins ressemblent à ces personnes qui, lorsqu’elles s’adressent aux enfans, se croient obligées d’affecter un zézayement. Ce n’est pas en mettant les enfans en scène, c’est en traduisant les émotions que nous leur devons, qu’on peut dégager une poésie