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Un mot vient de nous échapper, que nous regrettons déjà, et que le P. Gratry le premier nous eût fait reprendre. « La musique qui n’est que musique. » Il n’y a pas, il ne saurait y avoir de musique pareille, de musique en soi, n’ayant aucun rapport, que dis-je ? n’étant pas elle-même le rapport des sons avec l’esprit et le cœur. Le P. Gratry le savait bien. C’est à dix-sept ans qu’il devint tout à coup musicien. « J’appris, dit-il, à transposer en musique ce que je savais en littérature et en philosophie. Je vis et sentis les concordances de la musique. Je compris l’identité de la critique littéraire et de la critique musicale[1]. » Il a tout compris de la musique le jour où il en a compris cela. Les « concordances de la musique » le conduisaient à des analogies plus hautes, et de l’harmonie première, il s’élevait aux suprêmes harmonies. « La musique est le symbole de la création. La musique, comme la création, se compose de sons et de signes, d’esprit et de matière. Comme dans la création, le sens, dans la musique, c’est l’intelligence, c’est l’amour, c’est la liberté, c’est le libre et lumineux mouvement de l’âme et de l’esprit. Et le signe, la matière, ce sont des nombres, des rapports de nombres, des figures géométriques, des sphères. « Ces formes expriment cet esprit ; ce signe exprime ce sens ; c’est un fait. » Voilà donc des nombres et des rapports de nombres, des formes géométriques, des sphères ou des ellipses formées dans l’air, qui expriment des mouvemens de l’âme, de l’amour, de la passion, de la sagesse, de la liberté. « Il y a donc quelque ressemblance et quelque analogie entre ces nombres et formes et ces mouvemens d’âme, entre cette morale et cette géométrie[2]. »

Autant que l’intelligence de la musique, l’auteur de cette belle page en eut l’amour. Elle fut pour lui toute sa vie « une compagne, une admirable et ravissante amie, » dont il ne pouvait supporter longtemps l’absence. « Je ne connais, a-t-il dit dans les Sources, qu’un seul moyen de repos dont nous ayons quelque peu conservé l’usage ou plutôt l’abus dans l’emploi du soir : c’est la musique. Rien ne porte aussi puissamment au vrai repos que la musique véritable. Le rythme musical régularise en nous le mouvement et opère, pour l’esprit et le cœur, même pour le corps, ce qu’opère pour le corps le sommeil, qui rétablit dans sa plénitude et son calme le rythme des battemens du cœur, de la

  1. Souvenirs de Jeunesse.
  2. Connaissance de l’Âme.