Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/927

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Oui, c’est bien cela ! « Brider les mœurs » et faire ployer « les cols rebelles au joug, » tel a été l’objet de Calvin, et vingt-cinq ans durant, on ne voit pas qu’il s’en soit un seul jour écarté ni relâché. Il nous le dit lui-même : qu’on porte ou non des chausses découpées, il « n’en fait point d’instance, » mais il exige qu’on lui obéisse ; et si quelque jeune épousée, au jour de son mariage, porte « les cheveux plus abattus » que ne le permet l’ordonnance du magistrat, elle fera donc trois jours de prison, elle, ses deux filles d’honneur, « et celle qui l’a coiffée. » Je ne doute pas, après cela, que le principe de cette tyrannie ne soit dans la perpétuelle confusion qu’il fait de la morale avec la politique, et l’origine de cette confusion dans la nécessité qu’il a sentie de mettre la morale à l’abri des contradictions de sa doctrine ; dans l’urgence de réintégrer par quelque moyen le sens social qu’abolissait son individualisme ; et dans l’obligation de masquer enfin, par un excès de sévérité, ce qu’il y avait de vacillant et de ruineux au fond de sa théologie.

Mais, précisément, la France n’a point voulu qu’on la « bridât ; » et dès qu’elle a eu bien compris l’intention de Calvin, sa défiance, ou plutôt son effroi s’est aussitôt déclaré. Quelques historiens, de ceux qui se livrent au jeu puéril, en racontant l’histoire, de la refaire, ont exprimé plusieurs fois le regret que la France ne se fût point faite protestante ! Nous ne voyons pas bien, à cette conversion, ce que la France eût gagné ; mais ce qui est certain, c’est qu’elle a eu peur de Calvin. Son génie facile, le génie de Clément Marot, n’a pu s’accommoder de cette discipline ; son génie social, celui de Marguerite de Valois, n’a pu se résigner à cette insupportable tyrannie des mœurs et des consciences ; son génie littéraire enfin, tel qu’il s’incarnait dans Rabelais, n’a pu prendre son parti de cet anathème jeté, par l’auteur de l’Excuse aux Nicodémites, aux lettres et aux arts. Est-il permis de dire que nous sommes de ceux qui ne le regrettent pas, et de ceux surtout qui ne croient pas que l’on soit obligé, pour rendre justice à Calvin, de lui sacrifier trois cent cinquante ans d’histoire ?


FERDINAND BRUNETIERE.