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qu’on peut lire sur le manteau de la cheminée de la villa Giacommelli près de Trévise : Ignem in sinu ne abscondas. Le jour ou la science l’oublia, l’art fut perdu. La science, en cachant le feu, a renversé le foyer. On ne se rassemble plus devant lui et l’hiver ne fait plus, selon l’expression du poète, « les chaises se toucher : » ainsi, avec le progrès, la nécessité de la chaleur n’est plus formative.

Même chose pour la lumière. L’électricité qui peut s’accommoder à toute forme, qui peut s’insinuer dans un chandelier Louis XV comme dans une lanterne vénitienne, dans un casque comme dans une fleur, ne suggère par elle-même aucune forme. Son engin n’offre aucune surface à décorer. Quels ornemens veut-on bien incruster dans l’épaisseur d’un fil ? Autant vouloir décorer les fils de la Vierge qu’on voit flotter dans l’air. Elle rend inutile le lustre, ce bouquet de lumières qui pendait au plafond, car elle illumine, si l’on veut, le plafond même ou bien, disséminée en mille petits globules rayonnans tout autour de la pièce, elle donne la lumière partout sans en montrer le foyer nulle part. Ainsi on ne se rassemble pas plus sous la lampe qu’on ne se rassemble sous le foyer. N’offrant aucune surface à décorer, l’électricité ne peut inspirer aucune décoration nouvelle. Et, précisément parce qu’on peut la faire entrer dans une lampe de quelque style ancien qu’on voudra, elle ne suggère, ni ne nécessite, une forme nouvelle de lampe. Là encore la nécessité n’est plus formative.

Si donc on veut revêtir de formes amples les engins qui n’en comportent aucune, on fait de la décoration purement artificielle et indépendante de l’objet qu’on a voulu décorer. Elle pourrait être belle cependant, mais elle le sera en dehors et à l’encontre de toutes les conditions nouvelles fournies par cet objet. C’est exactement ce qui arrive. Ce qu’on appelle le style moderne peut bien être moderne par sa date, mais il est en contradiction absolue avec toute l’évolution de la vie moderne. Ces tables énormes et massives semblent faites pour un temps où on les chargeait d’une foule de services pesans et de monumens gastronomiques. La légèreté de nos services actuels nous permet d’user de tables légères facilement transportables et d’un aspect svelte. En imaginant des tables massives, myriapodes, nos modernistes tiennent pour rien le progrès accompli et nous ramènent artificiellement aux conditions de vie du plus lointain passé.