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définitive le patrimoine esthétique d’une vieille famille, d’une vieille maison et d’un vieux pays. Telle est la loi naturelle de la vie. C’est celle aussi de l’art. Non pas qu’il n’y ait une harmonie désirable dans un salon tout entier conçu à la même époque et offrant d’un bout à l’autre, dans ses tentures, dans son bois, dans son or, dans sa pâte durcie au feu, les manifestations d’une même vue de l’art. Cela peut advenir pour une seule pièce qui remplit un seul but : cela ne peut guère advenir dans une maison tout entière. D’ailleurs, quand l’art a trouvé une forme parfaitement adéquate à un besoin et que ce besoin persiste le même à travers le temps, ce n’est pas servir l’art que de la proscrire pour qu’elle ne se rencontre pas avec une autre forme inventée pour d’autres besoins en d’autres temps. Et de même que ce n’est pas blâmer une langue que de dire qu’elle est composite, puisqu’elle se compose de mots formés en différens temps et de différentes sources, pour répondre à différens besoins : de même un salon, une maison peuvent contenir des meubles imaginés à différentes époques pour répondre à différens besoins sans cesser d’appartenir au même ensemble. Comme il y a dans une langue des mois éternels pour exprimer certains besoins qui ne changent pas, il y a des formes éternelles. Une fois qu’elles sont trouvées, elles demeurent dans la maison de même que le mot dans la langue. A côté, se trouvent des mots, qui ne sont venus que plus tard, répondant à des nuances de pensées plus modernes et des meubles qui ne sont que plus tard apparus, répondant à des besoins que les aïeux ne connaissaient pas. Les uns et les autres s’ajoutent au patrimoine déjà acquis. Et c’est toujours la même langue et c’est toujours la même maison. Il y a des mots, enfin, qui ne répondent qu’aux besoins d’un instant, à la fantaisie d’une heure, à une nuance que peut seule imaginer et saisir un petit groupe d’initiés, mots d’argot ou mots de précieuses. Il y a des meubles que créa aussi le besoin d’une seule génération ou même d’une seule société dans un seul moment, comme les « pots à aumônes » au moyen âge ou les « voyeuses » au XVIIIe siècle, comme de nos jours ces doubles fauteuils en forme d’S dont le dossier rappelle à s’y méprendre l’appareil usité en physique sous le nom de tourniquet hydraulique ou encore ces banquettes à deux accoudoirs sans dossier qui ne sauraient servir qu’à l’exercice gymnastique dit des « barres parallèles. » Telles sont les formes passagères du mobilier dans un salon comme des mots qui, dans