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qui a construit l’œuvre d’art décorative en est absent ou dissimulé. « Quand on parle des temps anciens, remarque très justement M. Walter Crane, on dit l’art ancien, et quand on parle des temps modernes, on dit : les artistes modernes. » Est-il donc étonnant que notre société où triomphe l’individu, n’ait pas aisément réalisé les conditions qu’indique ce terme d’art éminemment collectif ? La thèse commune aujourd’hui à tous les écrivains qui encouragent les modernistes, c’est que chaque artiste doit aller jusqu’au bout de son originalité. C’est exactement le contraire qui est vrai. Si, à Versailles, à Vaux, à Marly, chaque décorateur, chaque stuqueur, chaque Caffieri ou chaque Lespagnandel employé par Lebrun, au lieu de sacrifier à tout instant quelque chose au plan directeur, était allé jusqu’au bout de son originalité, non seulement il n’en serait pas résulté de style Louis XIV, — ce dont quelques-uns se consoleraient peut-être, — mais il n’en serait pas résulté de style du tout, et, au lieu d’avoir le style Louis XIV, nous aurions le déchaînement de Caffieri, ou l’effervescence de Lespagnandel.

Mais, en définitive, avons-nous besoin d’un nouveau style ? et cela veut dire simplement, puisqu’ici le besoin ne peut être qu’imaginatif, en avons-nous envie ? On le prétend et chaque jour nous entendons dire que notre génération ne saurait, sans déchoir, se contenter des modèles d’art décoratif enseignés par les siècles passés. Chaque jour, on affirme qu’un ensemble nouveau de lignes décoratives est nécessaire pour fournir un milieu adéquat aux engins nouveaux de la vie moderne. Et qu’enfin, si nous ajoutons ces engins, de formes imprévues par les décorateurs d’autrefois, à celles qu’ils ont imaginées, nous détruisons l’harmonie qu’ils ont voulue. On le prétend, mais on ne le démontre pas. L’idée qu’il faut que toute une maison, toute une pièce, soit rigoureusement du même style et que son ameublement soit arrêté à telle date précise, est une idée peu raisonnable.

Elle est contraire à tout ce que nous savons des lois de l’art et de la vie.

La vie, elle apporte, génération par génération, des engins nouveaux, et dans le même vieux château construit sous le roi René sont venus s’accumuler dressoirs Louis XIII, tables et pendules Louis XIV et peut-être bien aussi chaises longues de notre siècle et rocking-chair, couches successives de style comme des alluvions déposées par le fleuve du temps et dont se forme en