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LE P. GRATRY.

de Kepler, un de ses maîtres préférés : « Seigneur, soyez béni ! J’ai dérobé les vases des Égyptiens. J’en veux faire un tabernacle à mon Dieu. »


II


Mais Dieu, qui veut qu’on le connaisse, veut aussi, il veut surtout qu’on l’aime et que nous nous aimions les uns les autres pour l’amour de lui. « Malheur à la connaissance stérile qui ne se tourne pas en amour[1] ! » Personne moins que le P. Gratry n’encourut cet anathème. Il avait pris pour devise le : « Filioli, diligite invicem !  » de saint Jean, et le passage, ou plutôt l’ascension de « l’ordre de l’esprit » à « l’ordre de la charité » fut la démarche constante de sa pensée et de son cœur.

Elle s’accomplit en lui dès son enfance et d’instinct. Après avoir fait le récit, — rapporté plus haut, — de sa première émotion métaphysique et religieuse, l’auteur des Souvenirs de Jeunesse ajoute : « Je vois encore clairement le lieu où j’ai reçu cette grâce… Je vois encore cette petite cour tout éclairée par le soleil… Je vois le petit escalier sur lequel je m’élançai, avec des transports de cœur, pour aller embrasser ma mère : car depuis ce moment je sentis un redoublement d’amour pour elle. » Dans cette âme de cinq ans, le vrai et le bien éclatèrent ensemble, la charité jaillit de la connaissance, et la révélation de l’Être eut pour effet immédiat et nécessaire un accroissement de l’amour.

Plus tard, après la dernière des crises où se débattit sa jeunesse, après des semaines et des mois de mortelles souffrances, la vie lui revint, pour toujours cette fois, telle que la première fois elle lui était venue : « La vie, ô mon Dieu bien-aimé, la vie me revenait sous forme d’amour : et elle me revenait sous forme d’amour du prochain. Elle ne me revenait pas sous forme d’amour mystique et solitaire d’un Dieu caché, régnant au loin dans un ciel invisible. Elle me revenait sous forme d’amour de mes frères, présens et visibles sur terre[2]. » Il eut alors la vision, qu’il a souvent décrite en des pages brûlantes de tendresse et de charité, « d’une ville dont tous les habitans s’aimaient. » Elle ne devait jamais cesser de faire le fond de sa vie, de ses idées et de ses sentimens. Il a tenu ses regards constamment fixés sur « cette

  1. Bossuet.
  2. Souvenirs de Jeunesse.