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de la Légendaire « levée en masse, » nécessairement invaincue.


Ils apportaient au pouvoir les fausses traditions, les préjugés, les vues systématiques de leur parti. Plusieurs croyaient à la puissance de la proclamation de la patrie en danger, à l’enthousiasme populaire qui crée d’incomparables soldats, enfin à la légende des quatorze armées de la première République, sans tenir compte de l’incommensurable différence des temps, des situations, des voies et moyens de la guerre, des faits réels… Les raisonnables étaient débordés, entraînés par les exaltés, qui rêvaient des volontaires de 1792 refoulant l’invasion prussienne, tenaient leur exaltation pour une force supérieure à celle des armées disciplinées, et affirmaient le triomphe de la Défense nationale, à moins de connivence avec l’ennemi ou d’incapacité absolue du fait de ses directeurs.


Emmanuel Arago, le 6 septembre, rêvait d’une revue monstre dont les échos tiendraient en respect l’envahisseur ; Trochu, le 14, finit par consentir : la revue eut lieu. « Patriotiquement et politiquement, écrit-il, c’était peut-être beau. Militairement, c’était déplorable. » Les imaginations entreprenantes rivalisaient entre elles pour trouver et lancer ce qu’il appelait des « scies patriotiques. » Tel, par exemple, le projet d’une sortie torrentielle qui percerait les lignes prussiennes ; et ce n’était point seulement « le dada des Parisiens militans, mais aussi l’idée de la plupart des membres du gouvernement, même en l’absence, désormais acquise, de toute armée de secours. » Tirard, le futur ministre, ne crut pas dire une sottise, mais parler en confesseur de la foi républicaine, lorsqu’il criait, le 4 mars 1871, du haut de la tribune de l’Assemblée nationale de Bordeaux : « Vous demandez les moyens, on peut vous les indiquer : la levée en masse. Que les 750 représentans se mettent à la tête de la France, et vous sauverez la France ! Que la France tout entière se soulève ! » Et les amis de Tirard d’applaudir : ils avaient étudié l’art de la guerre dans les romans antimilitaristes d’Erckmann-Chatrian.

Dans les départemens, aussi, l’arrière-ban du parti républicain entretenait à l’endroit du « militarisme » un incorrigible esprit de suspicion. A Marseille, on décidait que, dans toutes les compagnies, un comité de surveillance de trois membres, — sachant ou non manier les armes, peu importait ! — épierait ou dicterait la conduite des chefs. A Toulouse, Duportal, le futur député, s’improvisait dictateur ; « considérant la triste expérience que le pays a faite de la foi civique et militaire des généraux formés à l’école monarchique de l’Empire, » il faisait un