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nombreux foyers, ces immigrés d’outre-Rhin dont il devait, peu de temps après, faire un sanglant portrait et que toujours il avait soupçonnés de n’être que des espions. « Les Prussiens ivres, racontait-il plus tard, venaient nous défier dans Strasbourg. Comme dans les poèmes de Renaud, on voyait un Charlemagne dormir profondément en France sur un trône où l’étranger lui faisait impunément la barbe avec un tison. » Mais, si Michelet, avant le brusque réveil de la France attaquée, avait acquis une assez exacte connaissance des choses d’outre-Rhin pour y trouver de nouveaux argumens contre la politique de l’Empire et contre la personne de l’Empereur, il avoua lui-même, à la fin de 1870, la robuste impénitence de son optimisme à l’endroit de l’Allemagne, et comment l’assaut des canonnades allemandes, dévastant Strasbourg et Paris, ébranla du même coup cette longue et tenace confiance. Sa brochure : la France devant l’Europe, publiée à Florence, fut l’aveu d’une erreur et d’une révélation. Il s’y confesse de « ses sympathies aveugles pour l’Allemagne, » de sa tendresse pour ce pays de Bade où l’on voyait « le jardin commun de l’Europe ; » il y raconte, non sans quelque dépit, cette sorte de captivité où il s’était laissé enclore par les souvenirs de la fête du 4 mars 1848, où il salua, devant la Madeleine, parmi les drapeaux des nations, portés par des députations d’exilés, le grand drapeau de l’Allemagne ; il y dénonce, avec un mélange de reconnaissance et de regrets, le joug des « passions littéraires, vraiment fortes, que lui avait inspirées cette grande sœur de la France, » et l’aveugle hospitalité qu’avait donnée la France, en 1867, aux nations dont la convoitise la guettait. Soudainement la révélation avait surgi, balayant l’erreur ; et cette révélation avait souffleté les humanitaires, « fous de croire que les murs, les haies, les barrières qui étaient entre les nations, se sont abaissés ; » et elle avait prouvé, sans appel, que « la personnalité croissante sépare au contraire de plus en plus, sous certains rapports, et les nations et les individus. » Il y avait, en effet, une personnalité française qui, sous la pression d’un certain humanitarisme et sous l’égide des partis antibonapartistes, s’était volontairement laissé diminuer ; et il y avait une personnalité allemande qu’on avait laissée grandir et s’exalter. Michelet saisissait, en décembre 1870, six mois trop tard, le phénomène dont l’opposition, jusqu’en juillet 1870, avait été, tout ensemble, parfaitement ignorante et inconsciemment complice.