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un succès dû en partie à la landwehr citoyenne. Nous ne voulions pas savoir la part très réelle qu’y eurent l’armée permanente de Prusse, une caste vouée à la guerre, les corps des armes spéciales, habilement organisées, enfin la grande machine qui, plus qu’aucune autre, représente le militarisme en Europe. »

Une ignorance incroyable avait même dissimulé aux membres de l’opposition la portée de la loi militaire nouvelle imposée à la Prusse, en dépit de la Chambre prussienne, par le roi Guillaume et son ministre. Cette loi réduisait de quatorze ans à neuf ans le service dans la landwehr, élevait de deux à trois ans le service sous les drapeaux, et permettait, pour une mobilisation ordinaire, de ne faire appel qu’aux soldats et de laisser au fond de leurs villes et de leurs villages les hommes de la landwehr : c’était là, si l’on peut ainsi dire, une innovation militariste par excellence. Les mœurs de la Prusse étaient à l’avenant. « Durera-t-il longtemps encore, ce régime qui livre la vie, la santé, la liberté, l’honneur et la fortune d’une population aux autorités militaires, sans protection légale et sans contrôle juridique ? » Ainsi parlait le jurisconsulte Gneist ; et l’on devine que sous l’hégémonie de Bismarck de telles doléances demeuraient sans effet. Elles n’avaient point d’écho, en tout cas, parmi les antimilitaristes français : ils méconnaissaient, même, le caractère de l’éducation prussienne, et cette perpétuelle leçon d’esprit militaire qu’elle inculquait, et la charpente aristocratique qui maintenait, dans l’armée prussienne, la mâle intégrité des traditions.

Mais c’était l’Allemagne elle-même qu’ils méconnaissaient. Il suffisait à leur optimisme d’écouter les déclarations d’amour que leur adressait Jacoby, l’un des derniers leaders de la démocratie allemande, ou de parcourir tel récit de voyage, publié par la revue les États-Unis d’Europe, et dans lequel Amand Goegg, ancien ministre de la République badoise en 1818, annonçait les progrès de l’opinion républicaine au-delà du Rhin. La Démocratie, journal de M. Chassin, avait des collaborateurs allemands qu’on trouvait rassurans. L’un d’eux, Auguste Ladendorf, confirmait au peuple français que « le peuple allemand tout entier et réuni ne voulait pas avoir de guerre, » mais il ajoutait, par une réserve significative, que jamais la nation allemande ne s’était « montrée aussi irritable, sentie aussi vulnérable, » et que « la brutalité du sentiment allemand s’était trop peu atténuée, » puis il concluait : « À cause du sentiment actuel et des souvenirs du