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agi et pensé parmi nous. Mais Robert Elsmere est-il un simple héros de fiction, une créature de l’imagination de Mrs Humphry Ward ? Le succès même du roman, qui se maintient après douze années et que de nouvelles couches de lecteurs ont successivement adopté, me prouve qu’il répondait à des besoins latens, qu’il exprimait des idées flottantes dans l’atmosphère morale du temps, des sentimens, encore vagues, mais puissans au cœur de la jeunesse. Et, quand j’examine de près ce beau livre, je le trouve plein à déborder de vérité. Les personnages du second plan, eux-mêmes, sont des portraits et, tout à l’heure, je conduirai le lecteur dans une maison qui a été décrite, avec des touches ineffaçables, par l’auteur de Robert Elsmere. Je connais beaucoup d’êtres de chair et d’os, même parmi ceux dont le monde sait les noms, qui sont, en vérité, moins vivans que cet Elsmere, en qui se personnifie le doute bienfaisant et salutaire, comme autrefois s’incarnait dans René et dans Obermann le doute néfaste et désolant. C’est par ce doute qu’il diffère de Toynbee dont l’âme, on l’a vu, était absolument sereine. Je me garderai d’analyser ici la situation et le caractère qui font le grand intérêt de ce roman. Beaucoup de Français et de Françaises l’ont lu et peut-on faire mieux que d’en conseiller la lecture à qui ne le connaît pas encore ? Quiconque a senti se dresser en soi la terrible incompatibilité de la profession et de la croyance ou le douloureux divorce de l’affection et de la raison, sympathisera avec Elsmere. Lui aussi, il va chercher dans l’East End le champ de bataille commun aux réformateurs et aux apôtres ; il demande à l’action morale et sociale quelque chose de plus et de mieux que l’oubli : une solution.

La femme d’élite qui avait donné ce livre à la société contemporaine a continué, son œuvre. Elle est devenue une influence, une force morale. Elle a pris part à l’entreprise des settlements et consacre à Passmore Edwards le meilleur de son temps et de son âme. Je l’y ai vue effleurer d’une caresse maternelle des têtes blondes penchées vers leur livre d’étude. Si je m’étais trouvé là à certaines heures privilégiées, je l’aurais entendue répandre dans des allocutions familières toutes les grâces de son esprit rêveur et profond. J’ai lu une de ces allocutions qui a été conservée et qui se termine, en guise de péroraison, par ces simples mots : « Bonne nuit ! » Est-ce que ce « Bonne nuit » n’est pas charmant ? Et ne vous dit-il pas clairement que cette maison n’est pas la maison du travail, ni de la