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un bois de sapins. On put manger, se chauffer, dormir à l’abri des voitures.

Quand ils se réveillèrent, la neige avait cessé de tomber. Tout était blanc. Henri brûlait de se remettre en route, de rattraper les camarades. Son pied lui faisait moins mal ; il l’avait, sur le conseil de Rombart, bien lavé dans la neige, frotté d’une chandelle achetée dans un village ; il lui semblait qu’il pourrait remarcher maintenant, mais vainement on essaya d’activer les chevaux, la route se déroula, les hameaux, les bourgs se succédèrent sans qu’ils revissent les braies rouges et les chéchias du 3e zouaves. Ils piétinaient, confondus, parmi d’autres convois régimentaires, ou parmi les files de charrettes chargées de vivres, que traversaient à chaque instant de longues irruptions de caissons d’artillerie ; ou bien c’étaient des flots compacts de mobiles en désordre qui leur lançaient au passage des regards envieux. Encore une fois la nuit vint, et la soupe d’eau chaude, le sommeil de plomb.

Ce fut le troisième jour qu’Henri cessa d’espérer, comprit qu’ils avaient perdu le régiment. Dès lors il maudit sa blessure cicatrisée vite, le poste ridicule qu’on le contraignait d’occuper ; il passait son temps à accuser son oncle, à bouder Rombart, dont la bonne humeur, qui avait pourtant du mérite, lui paraissait déplacée. S’était-il engagé pour faire un tringlot, poussant aux roues, inutile dans un bas entourage de convoyeurs et d’ordonnances, au milieu des louches figures hébétées de traînards ? Deux jours, deux nuits s’écoulèrent encore, dans le froid, la neige gelée, le vent âpre. Les chevaux, maigres à faire peur, avançaient peu, s’abattaient ; les fers sans crampons glissaient sur le verglas. Henri se faisait malgré lui à cette vie abrutissante, ne se doutait même plus depuis combien de jours il traînait ainsi par les routes, lorsque, dans la claire après-midi de janvier, très loin, par delà l’horizon barré de hauteurs et de bois, une rumeur imperceptible passa dans la bise. Rombart dressa l’oreille. Instinctivement le cœur d’Henri bondit. Le léger grondement se fit distinct.

— Le canon ! dit Rombart.

« Ah ! pensa Henri, mon oncle m’a trompé. »

Et il éclata en sanglots.

À quinze kilomètres de là, près de Villersexel où depuis huit heures du matin le canon se faisait entendre, Louis Réal, maussade, dépêchait en hâte, au château de Bournel où était installé le poste télégraphique du grand quartier général, un déjeuner som-