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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

zouave ! Mais je ne veux pas que tu t’éreintes pour rien ; à quoi ça te servirait-il de te blesser davantage ? Tu ne t’es pas engagé, n’est-ce pas, pour entrer à l’hôpital ? Dorénavant je t’attache à moi. Tu ne suivras pas demain le régiment… Tu voyageras avec le convoi, tu pourras te reposer dans une voiture de cantine… Et comment s’appelle le zouave qui était avec toi ?… Rombart. Bien. Il t’accompagnera. J’ai un ordonnance malade, il le remplacera aux bagages. Vous ne vous quitterez pas. — Il avait débité cela d’un trait sans se laisser interrompre ; il lut la pensée d’Henri, à la fois reconnaissante et déçue, reprit :

— Ça ne t’empêchera pas de te battre. Repose-toi en attendant… Oui, oui, tu te battras comme les autres, je te le promets… Et, lui serrant la main, il ajouta : — Je n’ai pas de nouvelles de Charmont. C’est qu’ils vont bien. Puis, brusquement il se tourna :

— Au revoir !

Le lendemain, après une nuit douloureuse sous le gourbi de branches et de toile dû à l’industrie de Rombart, Henri voyait avec un crève-cœur s’éloigner ses camarades. Le petit convoi des voitures de bagages et de cantines, parti quelques minutes après le dernier bataillon, s’acheminait difficilement. Il eut vite fait de laisser s’accroître sa distance. Les chevaux enfonçaient dans la neige, qui floconnait par essaims drus. Un épais tapis blanc se superposait à l’ancien.

— Ça nous prépare de jolis draps, dit Rombart qui marchait à côté du fourgon, sur le siège duquel Henri, sombre, regardait tourbillonner le vol d’ouate. Transi sous la couverture de cheval que lui avait prêtée le cantinier, il ne décolérait pas contre son sort. Sa gratitude s’était évanouie ; il ne voyait plus dans la sollicitude de son oncle qu’une marque de dédain, de pitié blessante. Que pensait-on de lui, à l’escouade ? On allait le supposer un fricoteur, un « embusqué, » qualifier durement sa conduite. Il s’étonnait de l’indifférence de Rombart, prenant les choses comme elles venaient.

Depuis longtemps le régiment avait disparu. La neige tombait toujours, fouettée aux visages par une bise coupante. Elle s’épaississait aux ornières, couvrait la trace des pas. D’autres convois étaient devant ; d’interminables arrêts immobilisaient tout. À un carrefour, ils se trompèrent, prirent un chemin divergent. Une cohue d’hommes et de charrettes s’y enlizaient. La journée passa, la nuit vint. Renonçant à rejoindre ce soir-là, ils dételèrent dans