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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

siasme de l’officiant, mais avec une résignation de victime. Ceux qui avaient jadis vu, dans la fumée de l’Alma, le geste entraînant, l’altier visage, avec ses yeux de feu et son front dressé, ne reconnaissaient plus ce masque morne, empreint de tristesse et de désenchantement. Accablé sous la grandeur d’un rôle auquel rien ne l’avait préparé, Bourbaki le trouvait d’autant plus lourd qu’il sentait peser sur lui la mainmise de Freycinet. Ne se rendant pas compte que ses hésitations la nécessitaient, son amour-propre militaire souffrait de ces perpétuelles ingérences, sa loyauté, d’être suspect. L’aventure de d’Aurelle, les tiraillemens de mutuelle méfiance, se reproduisaient. Le commissaire du délégué, l’actif de Serres, était adjoint à l’état-major, autant pour contrôler que pour donner des ordres directs au besoin ; il avait en poche le décret de révocation du général, avec la date en blanc, comme s’il n’eût pas été préférable de remplacer tout de suite, par un plus jeune, le chef vieilli qu’on écrasait de sa responsabilité, tout en restreignant son initiative, déjà si molle. Aux regrettables inconvéniens de ce dualisme dans la direction, s’ajoutait encore la désorganisation intérieure, due à l’annulation du chef d’état-major, le général Borel, tenu entièrement à l’écart malgré sa compétence, remplacé par l’aide de camp du général et son ami personnel, le colonel Leperche. Ce qui constitue le premier rouage d’une armée, la machine motrice, fonctionnait de la façon la plus incomplète et la plus irrégulière. L’idée même qui, de Bordeaux, poussait vers l’Est généraux et soldats demeurait vague, en dépit de l’objectif immédiat, Belfort. Où aller après ? Vers l’Alsace, vers Langres ou vers Épinal ? On ne savait pas bien. Le déblocus au passage de la vaillante petite cité, investie depuis deux mois, valait-il seulement qu’on abandonnât celui de Paris ? Chanzy, au lieu de ce mouvement trop large, lancé dans le vide, demandait instamment une marche concentrique des trois armées. Nord, Est, Loire, sur la capitale. Mais, se figurant aussi parfait stratège qu’il était excellent organisateur, Freycinet conservait son optimisme, et déclarait s’en tenir à son plan, « bien conçu et bien coordonné ! »

La résistance de Belfort, par sa prolongation insolite qui contrastait avec la chute rapide des autres forteresses, Strasbourg excepté, enthousiasmait et inquiétait la France. On craignait qu’elle ne succombât bientôt. On ignorait quel homme était le colonel Denfert-Rochereau. Connaissant admirablement la place,