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des profits qu’il tirait de ses derniers restes, tout lui était égal ; il était abêti par cette succession de fatalités et l’unique pensée du lucre.

Quand Nini fut couchée, et que sous le tendre regard de Martial le sommeil l’eut prise, il s’esquiva sur la pointe des pieds, grimpa à tâtons les quatre étages. Il avait besoin de réconfort, le trouverait dans le paisible courage des Thévenat. Dès la porte, le sourire d’accueil le remontait. Mme  Thévenat lui prenait la main pour le guider dans l’appartement sans lumière. Il entendit, en traversant la salle à manger, le battement d’ailes éperdu des canaris en cage.

— Les pauvres petits, dit-elle, sont fous depuis trois jours. Ils n’y comprennent rien. Dans le cabinet de travail, sous la lampe à demi baissée pour ménager l’huile, à travers une fumée de tabac, il aperçut Jacquenne et Thévenat, qui, méditatifs, causaient, à longs silences. Jacquenne, que sa vie errante et le perpétuel qui-vive avaient encore aigri, leva son front fuyant et sa figure creuse hérissée de poils gris. Il serra distraitement la main de Martial, en homme dont la pensée est ailleurs. Il avait signé l’avant-veille, avec 440 délégués des arrondissemens de Paris, une affiche rouge placardée sur les murs, et qui invitait le peuple à renverser un gouvernement d’incapables, réclamait le réquisitionnement général, le rationnement gratuit, l’attaque en masse. Il prévoyait des poursuites nouvelles.

— Et par quoi, ricana-t-il, nous répond-on ? Une belle phrase encore : « Courage ! Confiance ! Patriotisme ! Le gouverneur de Paris ne capitulera pas ! »

Thévenat, qui maintenant reconnaissait la justesse de tous les griefs de Jacquenne et partageait son désespoir, mais sans aller jusqu’au bout des conséquences, à l’application des théories communistes, soupira. Il savait que, dans le dernier conseil du gouvernement, on avait estimé n’avoir plus de pain que pour vingt-trois jours. Jacquenne, avec une moue hargneuse, reprit : — Si encore on avait écouté les maires, quand ils ont demandé qu’on associât la municipalité à la défense. Mais non ! ces messieurs du sabre resteront les maîtres !

Il faisait allusion au conseil de guerre adjoint à Trochu, et composé de généraux divers, presque tous convaincus de l’inutilité d’un effort quelconque. Les trois hommes s’étaient tus, la pièce s’estompait dans la fumée bleue, quand un sifflement