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des Polonais et des Badois. Les uns montraient des médailles bénites ; ivres, ils étaient cruels. Les autres avaient des mufles de férocité placide. Tous croyaient avoir Dieu avec eux. Un grand nombre chantait en chœur des psaumes. Un matin, devant la grille de l’avenue, cinq cents hommes alignés, à ce commandement brusque : « La prière ! » mirent genou terre, et la main aux casques se recueillirent. Charmont vit ensuite passer les longs échelonnemens de voitures, les chariots bondés et les chariots vides, tout ce qu’une armée traîne avec elle d’innombrables services, les ambulances, les bagages, parfois des prisonniers dont le pantalon rouge faisait mal à voir, puis des figures louches de revendeurs juifs et, derrière, un piétinement de troupeaux, des moutons bêlans et maigres, que touchaient de leur gaules des vétérans de la landsturm. Dans la continuité du flot, cette immigration de croisade où se mêlaient les races de l’Allemagne, il semblait que le Nord entier descendît.

Au château, ces derniers jours de l’année firent aux Réal l’effet de ne jamais vouloir finir. On ne s’indignait plus, en s’apercevant qu’un objet manquait encore. Singulière manie qui s’attaquait aussi bien aux bibelots de prix qu’aux plus vulgaires ustensiles ! Grand’mère Marceline, dont les pommettes roses avaient pâli et qui à présent était en proie à une perpétuelle petite fièvre, notait successivement la disparition d’un métronome, d’une boîte à ouvrage en bois des îles et d’une machine à coudre. Le parc se dévastait. Les carreaux de la serre furent brisés à coups de pierres, les pelouses défoncées par des roues. On ne savait plus quelle pièce habiter. La maison violée avait perdu toute intimité ; par les couloirs souillés, par les portes sans cesse battantes, sa vieille âme était partie. Le soir de la Saint-Sylvestre, comme on se séparait, un toc-toc timide frappa à la porte du petit salon ; c’était Germain, avec un groupe fidèle de serviteurs et de servantes qui venaient apporter leurs vœux, se joindre aux pensées de la famille. 1870 finissait dans la désolation et le sang. Il fallait, quand même, espérer en 1871. Et, malgré soi, chacun essayait de croire, saluait tristement l’an nouveau.


— Zing ! Boum ! dit Martial, mal réveillé, en se frottant les yeux. Nini souleva sa tête charmante sous les cheveux en désordre.

Un grondement confus au-dessus de l’atelier, humble terrier