Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/758

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
754
REVUE DES DEUX MONDES.

mortuaires, ravivait en eux le souvenir de la famille et le regret de la patrie. Une tristesse, à l’idée de leurs mères, de leurs femmes, de leurs enfans, de leurs fiancées, pénétrait ces hommes rudes, qui sous leur grossièreté conservaient, comme un frais myosotis, la religion du foyer. Cette nuit-là, les Réal furent réveillés par des cris épouvantables ; une lueur d’incendie venait de la cour. Marcelle et Rose, dressées en sursaut, pâles, croyaient à des meurtres ; on s’informa : c’étaient seulement deux porcs que les Bavarois venaient de saigner, flambaient au-dessus de sarmens. La journée se passa à préparer les grillades et le boudin, à aller scier dans le parc un sapin. Le commandant du bataillon, un homme à figure douce, avait demandé la permission. Il se faisait comprendre avec difficulté, tout heureux quand, aidé par Marcelle, qui traduisait tant bien que mal, il vit sa requête accueillie. Mais Jean Réal n’avait pas prévu qu’ils iraient justement couper le sapin de la grande pelouse, celui qu’il aimait entre tous, l’ayant planté le jour de la naissance de Rose. Quand l’officier l’apprit, il en exprima ses regrets de façon touchante ; lui aussi avait des enfans, trois filles, et de la main partie de bas, levée chaque fois plus haut, il indiquait leur taille. On n’eut pas à se plaindre de lui, ni de ses lieutenans. Mais leur humanité restait impuissante à empêcher, le soir, que leurs hommes, après avoir commencé la fête par le choral de Luther, chanté à voix graves, la finissent par des danses de caraïbes autour de l’arbre illuminé, en brisant et brûlant bancs, palissades et tables, avec un plaisir stupide.

Marceline et Gabrielle eurent beau réunir la famille dans un petit salon, lampes claires, à l’abri des volets clos et des rideaux tirés ; les clameurs rauques passaient au travers. Au coin du feu, le vieux Réal, la tête dans ses mains, s’enfonçait dans une rêverie farouche. Tous faisaient le même retour au passé si proche, à leur Noël de l’an dernier : la famille était au complet, ils avaient attendu dans le grand salon, abandonné maintenant, la messe de minuit. Avec des lanternes, à pas silencieux, dans la neige, on avait suivi l’avenue, gagné l’église. Marie se serrait au bras d’Eugène. Marcelle et Rose marchaient devant. Au retour, dans cette salle à manger où les intrus choquaient leurs verres, ils avaient réveillonné gaiement, avec l’oie grasse et le boudin blanc ; à la cuisine, Germain présidait, très digne, le repas des domestiques, où Céline était venue, fraîche comme une églantine, sa