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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

mont, sa vie heureuse, son avenir de rêves. Une paralysie du cerveau l’accablait. Il s’oubliait lui-même, n’était que chair qui souffre. Lorsqu’on arriva à Chalon, Rombart dut le descendre, tant il était raide. Le train avait, en six jours, parcouru cinquante lieues. On était plus éprouvé qu’après une défaite.

XV

Ce fut par un de ces jours lugubres de la fin de décembre que Charmont vit arriver les premières colonnes de l’invasion. Une rumeur d’approche les avait devancées. Le vieux Jean Réal se trouvait au village, dans la matinée. Un gamin tout essoufflé vint dire au maire, Pacaut, que les uhlans avaient couché à la ferme de Mocquart, étaient au bas de la côte. Une panique se répandit ; portes et fenêtres se fermaient, au désespoir de Pacaut, qui craignait qu’on n’indisposât les vainqueurs ; il tremblait pour sa responsabilité, suppliait Jean Réal de ne pas attirer de malheurs sur la commune, en se laissant aller à quelque violence. Il regrettait maintenant que tous les fusils n’eussent pas été détruits. — Au moins, sont-ils bien cachés chez vous ? demanda-t-il à voix basse et peureuse… Écœuré de se sentir isolé, impuissant, dans ce village pusillanime qui allait au-devant de sa servitude, le vieillard s’éloignait à grands pas, d’un air de réflexion décidée. Le maire se rejeta sur l’instituteur, qui, avec ses cheveux roux, ses yeux aigus, son profil émacié, avait écouté rageusement le colloque. Lucache, par ses opinions radicales, ses idées de lutte à outrance, était devenu la bête noire de la Commission municipale. — C’est votre sale République qui est cause de tout, gémissait Pacaut ! Sans elle, y a belle lurette que nous serions en paix ! Mais maintenant vous allez marcher droit ! Et d’abord, la liste des billets de logement est-elle en règle ?… » Massart, le gros menuisier, qui, à la nouvelle, était accouru, son rabot à la main, renchérit. Il eût voulu qu’on préparât du vin à la mairie, même on aurait dû réunir d’avance une provision de fourrage… — « J’ai vu M. le curé, ajouta-t-il. Il est d’avis qu’on enferme l’Innocent. Les fous, on ne sait jamais, — ça peut être dangereux. » Pacaut approuva : la mesure était bonne. On allait tout de suite prévenir le garde-champêtre. Et, comme il apparaissait sur la petite place aux tilleuls, on l’avisa. Le vieux soldat d’Inkermann regarda Pacaut et Massart avec stupéfaction, eut de la peine à