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à Autun, et sur Bressolles à Lyon, mais l’armée des Vosges ne bougeait pas, le 24e corps était lent à s’organiser. L’armée de Bourbaki serait un plus puissant bélier… Les plans du délégué et du ministre se contrariaient. Freycinet, confiant dans ses propres combinaisons, supplia Gambetta de renoncer aux siennes et lui envoya pour le persuader son mandataire habituel, M. de Serres, qui n’était pas étranger au plan de l’Est. Ce jeune ingénieur des chemins de fer, accouru d’Autriche au début de la guerre, et jusque-là sans fonctions précises, mais actif, intelligent, aimable et à qui ne manquaient ni la prévoyance, ni l’énergie, était le confident de Freycinet, un sous-délégué officieux, sans cesse par chemins entre les bureaux de la Guerre et les généraux. À Gambetta, objectant le mouvement commencé, il démontrait les beautés de l’opération lointaine, et le ministre s’était laissé convaincre, subordonnant son acceptation à celle de Bourbaki : celui-ci, trop heureux d’éviter toute rencontre immédiate avec Frédéric-Charles, souscrivait volontiers à un parti qui l’éloignait momentanément des armées allemandes.

Le transport de l’armée de l’Est, composée des 18e et 20e corps auxquels allaient s’adjoindre le 15e le 24e et la division Crémer, en tout plus de 100 000 hommes, commençait aussitôt pour les deux premiers corps. Mais la Compagnie de Lyon et celle d’Orléans, prises à l’improviste, ne parvenaient pas, en dépit des colères et des menaces du délégué, à suffire à ce transit prodigieux. Pénurie de wagons vides, incroyables entassemens de wagons pleins, que l’intendance conservait en magasins roulans, s’obstinait à ne pas décharger ; insuffisance du personnel d’équipe, qui depuis l’appel aux armes n’était souvent que de vieillards et d’enfans ; pluie d’ordres contradictoires sur les employés ahuris, cédant au plus galonné, chacun voulant être servi à la fois ; nulle direction d’ensemble réglant la formation des trains, les graphiques de marche ; et, par-dessus, la complète ignorance des états-majors et des troupes aux manœuvres de l’embarquement et du débarquement, un pêle-mêle de régimens, chevaux, canons, voitures envahissant les gares, à Bourges, à la Charité, à Nevers, à Saincaize. Décidée le 20, l’opération pouvait à peine commencer le 23, et cette tentative énorme, dont tout le succès dépendait du silence et de la rapidité, s’ébruitait, se traînait, en un tumulte stérile, un enchevêtrement inextricable.

Henri, à qui le froid donnait envie de pleurer, lâcha un juron ;