Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/743

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
739
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

du génie auxiliaire qui escortait Charles Réal et ses torpilles ; on espérait faire sauter le lendemain, à l’aube, un pont du chemin de fer. Le petit village de Romont montra ses toits blancs au loin parmi les arbres. À mesure que Charles approchait, il distinguait des allées et venues suspectes, des apparitions d’uniformes sombres, aussitôt disparues. Soudain, comme les premiers éclaireurs de la compagnie atteignaient un taillis bordant la route, une voix rude leur cria : — Qui vive ? Ils répondaient : — France ! On s’abordait, on se reconnaissait. C’était un peloton isolé de francs-tireurs.

La stupeur de Charles n’eut d’égale que sa joie, lorsque, sous le costume gris de fer, hautes guêtres de cuir et béret à cocarde, il vit venir à lui un gaillard bien découplé, qui, en le regardant, s’écriait après une courte hésitation : — Comment, c’est vous, Réal ! — Frédéric !

Du diable si tous deux s’attendaient à se retrouver dans ce coin perdu d’avant-garde ! Le plus étonné était Frédéric. Qu’il fût là, lui, c’était tout simple. Depuis la surprise d’Autun, il avait quitté la ville, rejeté tout entier à l’imprévu fiévreux des coups de main et de l’aventure. Réal, en deux mots, le mit au fait. Ils éprouvaient un égal plaisir à se serrer la main, à ce miracle de leur rencontre, au milieu de la tourmente qui arrachait tout, balayait les familles comme des feuilles sèches ! Se revoir ainsi, dans ce froid d’isolement et de mort, leur faisait chaud au cœur. Jamais ils n’avaient senti à ce point qu’ils étaient parens, liés par la force obscure du sang ; jamais, avec leurs différences de caractère, ils n’auraient cru trouver un tel réconfort à cette communion d’amitié. Frédéric exigeait que, sitôt le cantonnement assuré, Charles fût son hôte. Il partagerait la soupe au lard, et l’on dédoublerait le lit : Ah ! ça ne ressemblerait pas à Charmont ! Que de temps et d’événemens depuis le mariage d’Eugène ! Où était chacun maintenant ?… Charles, à ce souvenir qui était son inquiétude de toutes les minutes, devint si triste que Frédéric n’insistait plus. Au bout d’une heure, la voiture d’explosifs remisée dans une grange devant laquelle une sentinelle montait la garde, ils s’attablaient, le capitaine du génie en tiers. Le feu dansait dans la cheminée ; le vin rouge dans les verres égayait la nappe : deux torchons de toile bise ; les choux de la soupe embaumaient. On avait tant de choses à se dire ! on se quittait demain… Frédéric conta son existence errante, depuis la sur-