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conne, il lisait ses propres préoccupations. Bordeaux ne lui semblait plus une ville étrangère. Jusque-là, il avait cru que Paris seul était la France, qu’en dehors de ses écoles et de ses musées, de son vaste rayonnement d’industrie et d’idées, il n’y avait que vie réflexe, inertie et langueur ; la province lui apparaissait arriérée et stérile. Et voilà que Tours, puis Bordeaux, lui révélaient des capitales subites, pleines d’un ressort imprévu, et d’inépuisables ressources. Il avait senti palpiter sous ses pieds une France inconnue, partout vigoureuse et féconde. Et, si le sort voulait qu’après Tours, Bordeaux succombât, il y avait d’autres foyers intacts, d’où la flamme ne demandait qu’à jaillir. Il y avait Lyon avec ses fourmilières d’ouvriers, Marseille la riche, Toulouse dorée de soleil, Nantes et ses vaisseaux, Grenoble et Clermont, dans la montagne. Il y avait, au cœur des plaines et des imprenables plateaux boisés, toute une réserve de villes, où, dans le cliquetis des armes et le hennissement des chevaux, des centaines de milliers d’hommes pouvaient surgir. Partout, c’était la patrie. Comme il aimait Gambetta de ne pas douter d’elle, de l’avoir réveillée de la torpeur où depuis dix-huit ans elle se corrompait dans un bien-être sans grandeur, livrée au culte lâche de l’argent ! Comme il l’eût voulue plus virile encore, tout entière debout, sans arrière-pensée de paix déshonorante et de vil repos ! Et, dans sa religion filiale, son amour jaloux, il eût voulu lui faciliter la besogne, mettre à son service le peu de science qu’il possédait. Il en revenait, lui qui n’aurait pas tué une mouche, lui qui n’avait d’autre idéal que la paix des peuples et le bonheur des pauvres, à son obsession : le moyen de détruire et de chasser l’envahisseur ; à sa dure cruauté opposer une terreur pire, tuer enfin la guerre par la guerre, en la rendant si terrible, qu’épouvantés, ces civilisés pareils à des barbares fissent trêve à leurs moissons sanglantes, pour laisser grandir sous le soleil la vraie moisson, le blé sacré, le pain de tous.


Le même soir, une petite colonne, péniblement, cheminait aux lianes d’une vallée, gravissant la côte, vers le remblai de la ligne ferrée de Tonnerre à Dijon. Elle avançait avec prudence ; le pays montueux et boisé n’était occupé que par quelques avant-postes garibaldiens, et constamment traversé par les reconnaissances et les réquisitions prussiennes. Les hommes pliaient sous le sac, les mulets tiraient dans la neige. C’était une compagnie