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d’octobre 1822. Assis sur son lit de collège, il eut d’avance la vision complète de sa vie, d’une vie qui s’annonçait heureuse, glorieuse peut-être. « Tout le bonheur possible de la terre était concentré là. » Mais soudain, comme un nuage sur le soleil, l’idée de la mort passa sur l’avenir et l’obscurcit. De même qu’il avait goûté la vie, il sentit la mort, avec tant de violence et d’horreur, qu’une voix cria en lui : « Dieu ! Lumière ! Secours ! Expliquez-moi l’énigme, ô mon Dieu ! Je le promets et je le jure ! faites-moi connaître la vérité, et j’y consacrerai ma vie entière. »

Il ne se rendit pourtant pas tout entier, ni tout de suite. Quelque chose de lui résistait encore. Il lisait de mauvais livres et gardait une rose fanée. Mais l’impression divine demeurait, et se creusait peu à peu. L’année suivante (il était en philosophie), un nouveau professeur lui fut donné, et ce qu’un maître impie avait défait dans l’âme du jeune homme, un autre, plus humble, le refit saintement. Pour la seconde fois il cria vers son Père. Ce fut, dit-il, « comme un écho du grand cri de l’année précédente. Je pressentais la liaison de ces deux prières, de ces deux soirées et de ces deux voix, l’une intérieure, qui m’avait préparé et qui m’avait laissé un germe dans le sein, l’autre extérieure, qui venait appeler le germe à la lumière[1]. »

Croyant désormais, et pour toujours, il voulut savoir, afin de concilier en lui-même, et, s’il se pouvait, dans les autres, la raison et la foi. « Je résolus d’apprendre les sciences. J’entrerai dans cette citadelle, me disais-je, et nous verrons si on a le droit de n’y pas croire en Dieu. » Il y entra d’emblée. Quelques mois lui suffirent pour se préparer à l’École polytechnique et pour y être admis. Il y connut encore le doute, l’angoisse et presque le désespoir. Mais c’était sa dernière épreuve. En sortant de l’École, il donna sa démission et rompit d’un seul coup avec ce qu’il appelait son « avenir visible. » Il avait résolu de ne pas se marier, de ne jamais devenir riche et de « rester libre à l’égard de toutes choses, hors la volonté de Dieu, sa justice et sa vérité[2]. »

Prêtre, philosophe, polémiste, apologiste et apôtre, précurseur, écrivain, le P. Gratry a été tout cela : tant de caractères ou de personnages, que son biographe distingue, se sont fondus en l’unité de sa nature harmonieuse. « C’est avec notre âme tout entière, dit Platon, qu’il faut retourner notre raison, afin que de

  1. Souvenirs de Jeunesse.
  2. Ibid.