Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/733

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
729
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

une pipe à la main, le général disserte interminablement ; de la même voix pondérée, le Gouverneur, sans émotion apparente, comme s’il attachait peu de prix à la partie qu’il jouait, dit que « c’est bien, qu’il va faire avancer des renforts. Le commandant peut aller en prévenir Lamothe-Tenet. »

De Nairve, péniblement impressionné, galope en sens inverse. Des renforts ! Il est temps. À quoi sert l’armée de Ducrot ? Pourquoi la Roncière a-t-il refusé au conseil de guerre d’hier le concours de la division Berthaut, sous le prétexte qu’en attaquant de deux côtés, les troupes se tireraient les unes sur les autres ! Que font, si l’on veut réellement sortir, les énormes réserves inactives ?… Il rentre dans la zone du feu, son cheval danse. Voilà le pont du chemin de fer, le mur blanc se rapproche. Les soldats de Lavoignet n’ont pas avancé d’une semelle. De Nairve prend à gauche, remonte ensuite vers l’église, où tout à l’heure il a quitté Lamothe-Tenet. Qu’a donc son cheval ? Un écart brusque a failli le désarçonner ; à quelques mètres, sur sa droite, un obus qu’il n’a pas vu venir éclate. Une flambée subite jaillit de terre, un vol acre de fumée et de mottes. De Nairve est loin ; sa bête emballée, les naseaux sanglans, hoche avec furie son chanfrein brisé, hennit de douleur, et l’emporte. Elle ne sent plus le mors, elle est folle. Dans une vision fulgurante, le marin aperçoit sa vie à travers un éclair, des maisons grandissantes d’où les coups de feu partent, une rue, un tumulte de marins bleus qui frappent de la crosse et de la baïonnette. Puis tout croule, en un éblouissement rouge et noir. Son cheval s’est abattu. De Nairve gît évanoui le long de sa bête, contre une barricade. Son front a porté sur un madrier… Quand il revint à lui, un médecin allemand, penché sur sa couchette, était en train de lui bander le crâne. Il vit l’uniforme étranger, des yeux bleus derrière des lunettes, le plafond de toile de l’ambulance, et, poussant un soupir, il s’évanouit de nouveau…

Martial, à cinq kilomètres de l’action, devant les faisceaux, battait la semelle. Il s’était habitué à la rumeur grondante. Décidément ce n’était pas pour eux ! Il lui semblait assister, derrière la toile, à une représentation à grand orchestre. Vers trois heures, quand le bruit cessa, Thérould, dont les grimaces et les bonimens étaient fort goûtés, monta sur une borne et, avec des gestes de pitre : — Messieurs et Mesdames, la grande opéra… tion est terminée ! C’est pour avoir l’honneur de vous remercier !…