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LE P. GRATRY.

ques jours qui le séparaient de la mort, lorsqu’il lui dit ce mot que nous ne savons pas traduire : Ne faites plus que de la musique ; mot qui doit signifier qu’il faut finir sa vie dans l’harmonie sacrée. » Ce travail unique a été tout le travail du P. Gratry, le travail de son esprit et de son cœur. Il a pratiqué, dans le sens le plus étendu et le plus noble, le précepte qu’il croyait ne pas savoir traduire, et sa vie ne s’est pas seulement achevée dans l’harmonie : elle s’y est écoulée tout entière.

Harmonie de l’homme avec lui-même : accord entre les divers modes de connaître, entre les divers objets de la connaissance, entre les sciences, ou plutôt la science comparée, et la foi ; harmonie de tous les hommes et de tous les peuples entre eux par la commune obéissance aux lois évangéliques de justice et de charité : tels sont les cercles toujours élargis et comme dilatés, que le P. Gratry a remplis de lumière par sa pensée et de chaleur par son amour.

Son âme à lui ne fut pas tout de suite harmonieuse. En des Souvenirs, que son biographe a pu comparer aux Confessions de saint Augustin, il a raconté, souvent avec une admirable éloquence, les vicissitudes d’une jeunesse tantôt impie, tantôt hésitante et partagée. Né à Lille en 1805, de « parens excellens, » mais qui n’avaient aucune habitude religieuse, Alphonse Gratry fut élevé, sauf l’époque de sa première communion, dans le « mépris et l’horreur des églises et des prêtres. » Semblable au fils de Monique, il connut « la ferveur de l’irréligion[1]. » Sa première communion fut pieuse et même sainte. Mais, quand vint la première épreuve et le temps qu’il a nommé l’ « époque du scandale », l’enfant, dans son esprit au moins, se troubla. Ses compagnons et ses maîtres conspiraient contre ses croyances. « En seconde, nous vîmes venir un nouveau professeur, un bel homme de vingt-quatre ans, qui avait la croix d’honneur. Enthousiasme de toute la classe. Et l’enthousiasme s’accrut encore lorsque, dans une énergique profession de foi, il nous apprit qu’il était ennemi des tyrans, ami de la vertu et supérieur à toute superstition. Il se moquait beaucoup d’Homère, de la Bible et du Pape ; il racontait les faits de la tyrannie et de l’Inquisition. Sur ce, tous les élèves de seconde perdirent la foi[2]. » Deux ans plus tard, étant « vétéran » de rhétorique, l’écolier la retrouva. C’était un soir

  1. Cardinal Perraud.
  2. Souvenirs de Jeunesse.