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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

de la garde nationale, ce simulacre qu’ils accomplissaient de bonne foi, tandis qu’en haut lieu, on écartait de parti pris l’innombrable armée parisienne, dédaignée en tant que soldats, crainte en tant que citoyens. Une fois de plus, c’était la parade militaire, rien qui annonçât l’opération décisive, l’essai suprême de sortie. En vain, l’immense fleuve de gardes nationaux, les cent bataillons mobilisés, avaient ruisselé par les avenues et par les rues vers les ponts-levis des portes ; en vain, de Pantin à Rosny-sous-Bois, le déploiement des faisceaux et des tentes s’était aligné, dans une vaste stagnation. Martial passait deux jours de longue inertie à tuer l’ennui avec de courtes promenades sur place, d’oiseuses causeries, des parties de cartes sous la tente. Non les fermes préparatifs d’une veillée d’armes, mais l’éternel temps perdu des gardes au rempart. Même sensation de sécurité ; en avant, l’armée régulière ; sur les flancs et en arrière, la protection des forts. Même puérilité d’occupations ; en avait-il assez gaspillé d’heures précieuses, au spectacle du jeu de bouchon et des tournées chez les marchands de vin ! Il avait eu aussi des émotions plus hautes : il revit, du faîte des talus aux gazons flétris, l’immuable horizon avec la monotonie changeante des paysages d’automne, puis d’hiver, l’indifférente splendeur des couchers de soleil, orangés et pourpres, par delà des lignes allemandes, les brouillards épais où l’astre descend comme un bloc rouge, et les rideaux serrés de la pluie, la morne étendue des champs sous le tapis de la neige.

La neige ! Il revécut, avec un regain fier, les minutes d’inspiration, quand, les doigts en feu, il pétrissait, dressait avec les boules blanches que les camarades lui apportaient gaiement, la statue immaculée où, sous les traits d’une jeune République, jupe courte et bonnet phrygien, serrant dans sa petite main un fusil, il avait incarné la grâce frêle de sa maîtresse, le sursaut nerveux de la Parisienne. Il avait eu un joli succès, on venait à la ronde, on le félicitait. Le gel avait durci d’une vie éphémère l’effigie glorieuse, le grain micacé de la chair éblouissante. Le regret le poursuivait maintenant, de la statue fondue en boue, le regret d’une personne morte qu’il aurait aimée. Oui, il avait passé au rempart des heures qu’il n’oublierait pas. Et toujours cette impression d’étouffement, de prison, regards au ciel vers le glissement des nuages libres, une fuite de ballon rapetissé, ou le vol à tire-d’aile d’un pigeon annonciateur. Des séries de froid aigu,