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doit-elle pas lui permettre, au contraire, d’aborder Philoctète d’une tout autre façon que dans l’Odyssée ?... Ma conscience de moi-même s’élargit, quand je cause avec vous. L’émotion que j’ai éprouvée auprès de vous n’a de comparable que celle que m’a jadis causée mon premier entretien avec Mme Wagner... » Et la lettre s’achève ainsi par des complimens.

L’allusion à Philoctète elle-même était d’ailleurs, dans la pensée de Stein, un compliment. Elle signifiait que, sans pouvoir renoncer à son wagnérisme, le jeune homme était prêt, en somme, à devenir le disciple de Nietzsche. Mais soit que celui-ci ait mal entendu ce compliment, ou qu’il n’ait pu admettre la prétention d’admirer à la fois Richard Wagner et lui, sa sœur nous raconte qu’il fut cruellement offensé de la lettre de Stein, qu’il médita longtemps le projet d’une riposte, et que c’est par bonté, par compassion, qu’il se résigna enfin à ne rien répondre. Le fait est que, dès lors, le ton de ses lettres n’est plus le même. Une froide politesse remplace les expansions qu’on vient de voir. Le « sur-homme, » décidément, a renoncé à faire de Stein son disciple, et le confident de sa « tâche. »

Mais il n’a pas renoncé à l’aimer, à lui garder une place dans son tendre cœur. Quand il apprend, en 1887, la mort de Stein, il en éprouve une douleur vraiment pure de tout égoïsme et de toute vanité. « Des choses se passent au dehors de nous, — écrit- il à sa sœur, — qui nous attaquent au dépourvu, et nous font des blessures presque inguérissables. La mort du docteur Heinrich von Stein m’a accablé ; pendant plusieurs jours, j’en suis resté anéanti. » À un autre correspondant il écrit : « Ce Stein était, à beaucoup près, la plus belle espèce d’homme parmi les wagnériens. Sa mort me cause une douleur si vive que je me surprends sans cesse à ne pas y croire. »

Stein, de son côté, avait conservé jusqu’au bout son naïf respect pour le génie de Nietzsche. Quelques mois avant sa mort, il répétait avec admiration à un ami que, d’après ce que lui avait dit Mme Fœrster, « si Nietzsche parvenait à réaliser tous ses plans, une révolution en résulterait qui bouleverserait de fond en comble toutes les conceptions philosophiques et morales d’à présent. » Hélas ! ou plutôt heureusement, Nietzsche ne devait point « parvenir à réahser tous ses plans ! » La révolution qu’attendait Stein ne s’est point produite. Et la phrase même : « Soyons durs ! » n’a converti que ceux dont le cœur était, d’avance, prêt à s’endurcir.

Du moins le pauvre Nietzsche a-t-il conservé, jusqu’au bout, l’espoir