Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/707

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


C’est dans la dernière partie de sa Transmutation des Valeurs que Nietzsche devait exposer les principes positifs de sa doctrine, la philosophie de l’éternel recommencement, l’apothéose de la vie. Mais cette dernière partie nous manque, à jamais. Nous savons bien qu’à la « volonté de vivre » et à la « volonté de pouvoir » correspond, pour Nietzsche, ce principe positif : « La vie, en soi, est volonté de pouvoir. » Mais comment il concevait la synthèse de ces élémens, comment il en imaginait le détail, il aurait dû nous le dire, et ne nous l’a point dit. De même que, poète, il n’est point parvenu à créer le royaume de Zarathustra, de même, philosophe, iln’a pu exposer son système philosophique. Il ne nous a point appris ce que serait au juste le monde tel qu’il le rêvait, ce monde nouveau des sur-hommes où la volupté, l’égoïsme, la soif de domination deviendraient des vertus, et où serait admise comme un principe la spoliation du faible par le fort. Une fois de plus lui est arrivé ce qui lui était arrivé à Bâle, au moment où il allait nous faire part de ses idées positives sur l’avenir de nos universités : il est tombé malade et son œuvre est restée inachevée.

Trois fois Nietzsche a, de fond en comble, transformé sa doctrine : mais pas une seule fois il n’a réussi à revêtir sa doctrine d’une apparence systématique, ni même à formuler une seule affirmation qui ne fût une boutade ou un paradoxe. Il disait volontiers à ceux qui le lui reprochaient, et les nietzschéens ne se font pas faute de redire tous les jours, que, sous ses négations, se cache au moins une affirmation : celle de l’éternel recommencement des choses. Mais sans compter que c’est là une affirmation bien gratuite, et de bien peu de portée, M. Ziegler n’a pas de peine à prouver que seul un cerveau malade a pu y voir un principe original et nouveau. De Pythagore aux Alexandrins, tous les philosophes grecs ont connu l’hypothèse de ce qu’ils appelaient la « grande année : » la présenter aujourd’hui comme une nouveauté, c’est comme si l’on prétendait avoir découvert la formule : « Je pense, donc je suis. » Et pareillement ni le nom ni l’idée du « sur-homme » n’ont rien de nouveau. Goethe ne fait-il pas dire à Faust, dans la première scène de sa tragédie : « Quelle pitoyable frayeur s’empare du sur-homme que tu es ? » Et tous les monologues de Faust ne contiennent-ils point, en germe, les principes sur-humains de Zarathustra ? Ce qui est nouveau dans l’œuvre de Nietzsche, c’est l’impitoyable activité de sa critique, et surtout ce sont les sentimens personnels qui l’animent, c’est l’âme de poète qui s’y montre à nous. Voilà ce que prouve, péremptoirement, le remarquable ouvrage de M. Ziegler. Et peut-être cette originalité, pour restreinte qu’elle soit, vaut-elle mieux en somme que celle d’avoir été le premier à dire : « Soyons durs ! »