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« dur ; » et l’esprit militaire allemand n’est pas sans avoir contribué à produire cette tendance, dont le lieutenant de réserve nous fournit le type le plus expressif. Or le « Soyez durs ! » se dégage avec une intensité spéciale des derniers écrits de Nietzsche ; et peut-être n’est-ce point par un simple hasard que certains de ses portraits nous fournissent de lui l’image d’un officier de réserve, à la fois cassant et embarrassé. » De là vient que les socialistes eux-mêmes s’accommodent de son individualisme, qui n’est d’ailleurs que « provisoirement » incompatible avec leur doctrine : car l’altruisme n’est pour les socialistes qu’un moyen, et s’ils recommandent aujourd’hui aux prolétaires l’union et la discipline, c’est afin de leur assurer une victoire qui leur permettra de laisser leur égoïsme naturel s’épanouir, un jour, en toute liberté.

Enfin Nietzsche est un « moderne ; » lui-même se vante d’être un « décadent. » Et sa personnalité, toujours présente dans ses écrits, et ce qu’on sait de son tragique destin, tout cela achève de faire comprendre que, plus vite encore et plus complètement que Schopenhauer avant lui, il soit devenu le philosophe à la mode.

Mais ce philosophe, avec tout son génie, était fou, au moins dans la dernière période de sa carrière d’écrivain. C’est ce que j’ai moi-même, autrefois, essayé d’établir[1], en citant quelques phrases de ses lettres et de son journal où, dès 1883, s’étalaient de la façon la plus manifeste les symptômes classiques du délire des grandeurs. J’ajoutais cependant que cette foUe, qui ne pouvait avoir manqué d’agir sur le fond de ses idées, ne me paraissait point s’être traduite dans leur forme, et que, sans doute, son rôle s’était borné d’abord à faire perdre au poète tout contact avec la réalité, à le transporter, pour ainsi dire, au delà du monde, tout en laissant intactes ses merveilleuses facultés d’analyse et de raisonnement. M. Ziegler va plus loin. Il affirme que la folie de Nietzsche se reconnaît jusque dans le ton de ses livres ; et il se fait fort de déterminer, par l’examen de ces livres, la date exacte où elle a commencé. Voici d’aUleurs, tout entier, le passage où il traite de cet important problème, le plus important peut-être de tous ceux que soulève, d’abord, une étude impartiale de la philosophie de Zarathustra :

À quel moment précis l’intelligence de Nietzsche a-t-elle cessé d’être tout à fait saine et normale ? Je ne suis pas médecin, ni versé dans la con-

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1899.