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elles n’en sont pas la première et la principale cause. Le jour où vous consentirez à rouvrir courageusement votre âme à l’espérance, la sécurité de l’esprit rendra à votre corps le calme et le sommeil ; vous serez sauvé ! et nous serons heureux ! Si les supplications ont près de Dieu quelque efficacité, ma famille pourra revendiquer une part, de votre guérison ; car il n’est pas de jour où ma femme et ma fille, — deux ferventes catholiques, — n’aient mêlé, soir et matin, votre nom au mien dans leurs prières. Les miennes ne montaient pas au ciel dans les mêmes termes et dans la même forme, mais soyez bien convaincu qu’elles n’en étaient pas moins ardentes. Tout à vous du plus profond de mon cœur.

EMILE PEHANT[1].


A peine Victor de Laprade avait-il reçu cette lettre qu’il y répondit par celle qui suit :


Lyon, 5 décembre 1871.

Cher et bien cher poète et ami,

Votre noble et touchante lettre m’a profondément ému et m’a fait honte de mon découragement. J’essaie de l’expliquer sinon de le justifier en vous disant que c’est plutôt une faiblesse patriotique et nerveuse qu’une faiblesse morale. Mon corps est épuisé, irrité, exaspéré par l’insomnie et la souffrance : mon âme demeure au fond résignée : je n’ose dire qu’elle est forte, mais avec un peu d’aide de Dieu elle pourrait le devenir. Un de mes chagrins personnels, outre les tristesses de Français et de citoyen qui nous accablent tous, c’est mon impuissance à remplir les devoirs dont je me suis trouvé chargé et notamment celui de député. Vous me croirez sans peine quand je vous dirai que j’ai été nommé malgré moi à l’Assemblée nationale. J’étais absent de Lyon au moment de ces élections improvisées. J’ai vu qu’on me portait candidat dans un journal ; j’ai immédiatement supplié tous mes amis par le télégraphe de retirer de moi le calice ; on m’a répondu par l’annonce de ma nomination. Je ne pouvais refuser un poste qui risquait d’être périlleux, et depuis lors, l’esprit des électeurs ayant complètement changé, tout le monde m’interdit de donner ma démission. Je serais remplacé, non pas même remplacé par un homme d’opinions très différentes, ce que j’accepterais très volontiers pour mon compte, mais par quelque scélérat de l’internationale ; la démagogie lyonnaise, entièrement maîtresse du terrain, irait chercher quelque incendiaire, quelque assassin de la Commune pour lui donner ma place. Me voilà donc crucifié à ce mandat que je ne puis remplir. C’est une position faible et humiliante dont je voudrais sortir à tout prix ; quand ma santé se rétablirait, je n’en aspirerais pas moins à cesser d’être député ; je n’ai ni goût ni aptitude pour la vie parlementaire. Je suis un poète, un écrivain, même un écrivain politique à l’occasion, mais orateur, législateur, administrateur, rapporteur sur une question quelconque, je ne puis l’être, et à cause de la nature de mon esprit et à cause de la

  1. Lettre inédite.