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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

clamations s’élevèrent ; une voix demanda : Jacquenne ! Sur un morceau de liste déchiré, maculé, Martial put lire : « Mégy, Ledru-Rollin, Barbès… » — Mais il est mort ! s’exclama Thérould. On le regarda d’un mauvais œil.

Des hurrahs retentirent ; il y eut une poussée formidable. Martial et Thérould, à demi étouffés entre des poitrines et des dos, meurtris de coups de coudes, furent jetés en avant, pris dans le flot irrésistible qui, mêlant aux tirailleurs de Flourens des centaines de badauds, de gardes, d’ouvriers, franchissait le porche, envahissait d’assaut l’escalier, se répandait à travers couloirs et salons, dans un fracas de portes, un effrayant vacarme. Lorsque cette trombe s’arrêta, Martial ne vit plus Thérould. Il essaya de respirer, étourdi, avec la sensation qu’il n’avait pesé qu’un fétu. Il était entre un vieillard qui ricanait stupidement et un homme barbu, nu-tête, braillant : — La déchéance ! — D’autres cris répondaient : — Destitution ! à Mazas ! à Vincennes !… Martial se rendit compte qu’il était dans l’embrasure d’une porte, accoté au mur. Il ne pouvait rien distinguer à travers la forêt des bras levés et des fusils brandis, seulement un plafond peint et doré, le haut des larges fenêtres et des rideaux jaunes, dans la dernière lueur du jour. Ce jour qui tombait, la tristesse du ciel gris derrière les vitres, le traversèrent d’une brève mélancolie. On le bousculait, il s’arc-bouta ; prenant appui sur l’épaule du vieillard, qui marmonna furieux, il se servit de la plinthe du mur pour se hisser. Il était là comme dans une tribune vivante, la foule si tassée qu’on ne pouvait faire un mouvement. Il put voir la longue et large table du Conseil, les membres du gouvernement assis ; il reconnut Jules Favre à sa moue dédaigneuse, Jules Simon, le général Trochu avec son képi brodé d’or, Jules Ferry, Garnier-Pagès dans son faux col, tous immobiles sur leurs sièges, très pâles, mais résolus. Les tirailleurs de Flourens les enveloppaient. Trochu fumait un cigare avec calme.

Le tapage était assourdissant. L’atmosphère, chargée de la fumée du tabac et d’acres émanations, s’épaississait. Martial vit Jules Favre se lever, jeter quelques mots, mais de toutes parts jaillissait : — Vive la Commune ! En face, dominant la salle, un individu coiffé d’un bonnet rouge, et juché sur des banquettes, faisait entendre des roulemens de tambour, entrecoupés de cris sauvages. Une étrange ivresse luisait dans les yeux égarés, tordait les bouches hurlantes. Martial, devant ce spectre de 93, fut pris