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À cette lettre qui nous donne la mesure de l’homme modeste et doutant de lui-même que fut toute sa vie Émile Péhant, Victor de Laprade s’empressa de répondre comme suit :


Cher poète et ami,

Vous me donnez pour ces quelques lignes plus que je n’ai jamais reçu d’aucun de mes écrits, la certitude d’avoir réjoui et encouragé un noble cœur, un grand talent, et d’avoir conquis une bonne amitié. J’ai dit ce que je pensais et rien de plus. Si j’ai vu trop en beau votre poème, c’est qu’involontairement je l’aurai jugé avec celle complaisance naturelle qu’on a pour ses propres œuvres, pour ses propres idées, pour sa propre histoire. Nous sommes de la même génération, nous avons traversé les mêmes courans, nous sommes tous les deux des âmes sincères, fidèles à leurs premiers cultes, aimant la poésie pour elle-même. Après trente ans, nous nous retrouvons le même cœur que nous avions à nos débuts, et nous nous reconnaissons sans nous être vus jamais l’un et l’autre, parce que nous sommes restés tous les deux ce que nous étions dans notre jeunesse. Comme je serais heureux si je pouvais contribuer à vous donner un peu de l’espoir et de l’élan nécessaire à la poursuite de votre œuvre ! Nous sommes déjà bien vieux pour de si grandes entreprises, mais je crois que les honnêtes gens conservent plus longtemps que les autres ce que Dieu leur a donné de talent. Les talens boursouflés, faux, qui se mentent à eux-mêmes’avant de mentir au public, qui ont été surfaits par les circonstances ou par des ruses de métier, qui résident dans le tempérament et non pas dans l’âme, ceux-là ne survivent pas à la jeunesse, mais je crois que les gens de cœur restent poètes jusqu’au dernier souffle, et Dieu nous fera cette grâce. Il est bien vrai que j’ai rêvé toute ma vie une Jeanne d’Arc[1] : j’ai pour ce héros, pour cette sainte, une adoration qui se compose de tout ce qu’il y a de plus profond dans mes meilleurs sentimens. Après l’Évangile, son histoire me paraît la plus belle et la plus étonnante des histoires. C’est le sujet français par excellence, et c’est un sujet que sa grandeur même rend impossible. La poésie ne peut rien ajouter à la beauté de la simple chronique. Toutes les paroles de Jeanne sont sublimes et parachevées comme un verset de l’Évangile. J’ai eu souvent des remords de mes Poèmes évangéliques, et c’est, je crois, le plus faible de mes livres. Je n’aurais pas osé l’entreprendre à trente ans. Et cependant ce n’est pas une vie du Christ, ni une traduction des évangélistes que j’ai voulu faire, c’est simplement un recueil de réflexions et de prières sur quelques-uns de ses actes et de ses discours, comme on en fait régulièrement en prose ; à l’histoire de Jeanne d’Arc on ne peut rien ajouter et rien ôter. Plus j’y pense, plus je suis terrifié sans cesser d’être attiré. Si je cède jamais, ce sera par le sentiment d’une sorte de devoir, comme celui de confesser sa religion. Si je tente une Jeanne d’Arc, je sens

  1. À la fin de sa lettre, Péhant lui avait dit : « Je tiens de G… que vous avez songé bien des fois à prendre Jeanne d’Arc pour héroïne d’une chanson de geste. Puissiez-vous donner suite à cette inspiration qui, comme celles de la bergère de Domrémy, vous vient directement du ciel ! »