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IV

Pour tenter de renouveler la Chanson de geste à la fin du XIXe siècle, il fallait être, comme Péhant l’avouait lui-même, « de cette vieille race celtique que rien n’effraie, que rien ne décourage, dès qu’elle a devant elle un noble but. » Il fallait surtout ne pas compter sur le succès. D’abord, quand on vit à l’écart de toutes les écoles, au fond d’une ville de province, si grande soit-elle, on n’a pas beaucoup de chance de le trouver, fût-ce avec un chef-d’œuvre ; ensuite, si nous admirons les grandes épopées chez nos voisins, nous nous inclinons jusqu’à terre devant le génie d’un Tasse, d’un Arioste, d’un Milton, d’un Camoëns, chez nous, tout ce qui ressemble à un roman en vers a le privilège de nous effrayer. Il n’y a guère que Jocelyn à qui nous pardonnions ses longueurs, parce que Jocelyn n’est en somme qu’un long chant d’amour, encore y sautons-nous par-dessus les descriptions qui, pourtant, sont admirables. C’est pour cela, je suppose, que Victor Hugo, qui avait la tête épique, ne nous a donné dans la Légende des Siècles que des fragmens d’épopée. Qui oserait lui donner tort ? Il faut être de son temps quand on veut être entendu. Or la Chanson de geste serait aujourd’hui un anachronisme. Nous regrettons qu’Emile Péhant ne l’ait pas senti.

A quelle raison donc Emile Péhant cédait-il en choisissant cette forme plutôt qu’une autre, quand sa manière de peindre sans couleurs, quand son style ferme et vigoureux, mais ennemi de la métaphore et de l’image, aurait dû, semble-t-il, l’en dissuader ? C’est que Péhant s’étant proposé de traiter un sujet du moyen âge, il lui parut qu’il ne pourrait s’acquitter convenablement de cette tâche que sous une forme intermédiaire entre le drame et l’épopée. Car il ne voulait faire ni l’un ni l’autre. C’étaient même les deux écueils qu’il voulait éviter, en s’efforçant de faire revivre les personnages « dans leur caractère plutôt que dans leur costume, dans leurs sentimens et leurs aspirations plus encore que dans leurs actions réelles. » Reste à savoir s’il y a réussi. Pour ma part, j’estime que sa chanson de geste a, malgré tout, l’allure et le ton du drame historique. J’ajoute qu’étant donné l’âme de l’auteur, il ne pouvait en être autrement. Cette âme, en effet, qui n’était ni lyrique ni épique, s’était formée tout naturellement dans le milieu historique et parmi les grands souvenirs