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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

de monter chez M. Thédenat, pour lui demander, de la part de Jacquenne, le grand proscrit, s’il veut entrer dans le gouvernement.

Justement le délégué descendait, plutôt amer. On le pressa de questions.

— Le citoyen Thédenat se réserve. On se passera de lui. Place aux purs ! En avant, citoyens.

Souterraine et puissante, toute une organisation révolutionnaire couvait. À côté de l’Internationale et de la Fédération ouvrière, fondues dans le Comité central des quatre-vingts délégués d’arrondissement, collaboraient des petits partis, guidés par des hommes d’action et des publicistes : Blanqui, le vétéran légendaire des prisons, martyr de son idéal ; Flourens, jeune, paré de son courage et de ses aventures ; le proscrit Delescluze, avec l’accent de conviction de sa voix douce et ardente ; Félix Pyat, le faux romantique ; Jules Vallès, écrivain de talent fourvoyé ; et combien d’autres ! Leurs journaux ne prêchaient que guerre à outrance, lutte à mort. Ils avaient trouvé dans les dernières nouvelles un thème excellent.

Le boulevard Saint-Michel était plein de monde, les omnibus n’avançaient plus. Des compagnies de gardes nationaux, sans fusils, s’écoulaient vers l’Hôtel de Ville. Le long des trottoirs, dans les cafés, aux fenêtres, on se groupait, on s’interpellait. Sur toutes les figures, une animation inusitée ; on sentait la révolution dans l’air. Les rappels intermittens, battus dans la brume, croissaient et décroissaient, en cadences angoissantes et sourdes. Nini les quittait au pont Saint-Michel, perdue aussitôt dans la fourmilière. Un même sentiment de révolte et d’hostilité courait de l’un à l’autre : Metz, le Bourget, l’armistice ! On n’avait pas une plainte pour le gouvernement ; tant d’impéritie avait lassé les bonnes volontés, promptes d’ailleurs au changement, faciles à rebuter. En aval, en amont, la Seine, que malgré soi l’on sentait barrée, de Choisy à Sèvres, hérissait sous le voile de la pluie ses vaguelettes, en un remous d’étang, non de fleuve libre. Une tristesse flottait sous le ciel bas, où le vent chassait les nuages. Plus le courant humain les entraînait, de la rue de Rivoli vers la place de Grève, plus ils se laissaient aller à la fièvre ambiante. Ils s’abdiquaient peu à peu dans cette âme spontanée, collective, des foules. Une immense rumeur se propageait en ondes. En se rapprochant du centre de l’agitation, Martial était frappé par le