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prestige ! mais en définitive la propriété de vos vers vous reste, et quant à l’usufruit que vous nous livrerez, qu’importe à votre amour-propre qu’il trouve à Vienne un prix modique ou élevé ?

Adieu, mon cher Péhant, répondez-moi aussitôt que vous pourrez.

Je vous embrasse.

Votre ami,

PONSARD[1].


Je ne sais pourquoi Péhant ne répondit pas à l’invitation de Ponsard. Toujours léger d’argent, il avait dû, pour ne pas trop écorner la petite somme qu’on lui avait comptée à sa sortie du collège de Tarascon, faire le voyage de Paris à pied, couchant dans les auberges ou les métairies, quand ce n’était pas au bord des routes. Mais maintenant qu’il battait de nouveau le pavé de la ville, il lui semblait avoir gagné le Pérou. Il était riche, en effet, d’illusions, qui ne tardèrent pas à rejoindre celles d’antan. Il avait retrouvé tous ses camarades de 1835 : Chevalier, Chaudesaigues, Léon de Wailly. Antoni Deschamps l’avait reçu à bras ouverts, et il l’en avait remercié dans un sonnet magnifique, où il le traitait de « messager de Dieu. » Il n’y avait qu’Alfred de Vigny dont il n’osât passer la porte, de peur d’encourir ses reproches mérités, mais il avait chargé Mme Dorval de le préparer au retour de l’enfant prodigue, et Mme Dorval, avec qui l’auteur de Chatterton avait rompu depuis trois ans, avait pris sur elle d’assurer Péhant que M. de Vigny ne lui en voulait pas. La paix signée avec Je maître, le disciple se flattait de recommencer l’école buissonnière : pas avec la Muse par exemple. Il avait dit adieu aux vers, et, bien qu’il estimât


Que tout poète en prose est un ange déchu.


il avait suivi le conseil de son ami Pitre-Chevalier ; il s’était mis à faire de la prose.

Pour moins d’une once de tabac,
Je vendrais volontiers ma muse.
Allons ! qui veut sa cornemuse
Pour moins d’une once de tabac ?
Cette nymphe laide et camuse
Fait trop jeûner mon estomac ;
Je vendrais volontiers ma muse
Pour elle en vain je sue et m’use,

  1. Lettre inédite.